Vie(s) et mort(s) de deux statues de la Grèce antique.
Un ouvrage paru aux éditions du Seuil en mars 2014 retrace la vie de deux célèbres statues de la Grèce antique représentant Harmodios et Aristogiton, les auteurs du meurtre d’Hipparque, le fils du tyran Pisistrate. Une enquête passionnante de Vincent Azoulay qui court sur vingt-cinq siècles.
« Comme les êtres humains, les biens matériels peuvent avoir une biographie » souligne Jan-Pierre Crielaard dans un article consacré à la biographie des biens matériels chez Homère1. Cet « état civil » donné aux objets, pour reprendre une expression de Louis Gernet2, leur confère une valeur supplémentaire. Dans Les Tyrannicides d’Athènes, Vincent Azoulay reprend cette tradition ancienne et narre l’histoire mouvementée de deux groupes statuaires représentant Harmodios et Aristogiton, deux Athéniens qui assassinèrent Hipparque, frère du tyran Hippias : les « Tyrannoctones » ou, selon la terminaison latine choisie par Vincent Azoulay, les « Tyrannicides ».
Le choix de reprendre le dossier relatif aux groupes statuaires des Tyrannicides sous le mode biographique permet, selon l’auteur, « de repenser les rapports entre image et politique en Grèce ancienne et d’échapper aux catégories figées de l’histoire de l’art antique » (p. 17). L’approche micro-historique revendiquée, par la renonciation à la figure de l’historien-narrateur omniscient, pour modeste qu’elle soit, se révèle extrêmement féconde.
Rappel des faits
Le premier chapitre reprend les sources antiques qui proposent deux interprétations possibles de l’assassinat d’Hipparque, le frère du tyran d’Athènes Hippias, à l’entrée de l’Agora lors des festivités en l’honneur de la déesse Athéna en juillet 514 : selon la version populaire, Harmodios et Aristogiton auraient agi pour mettre fin à la tyrannie ; une théorie alternative, véhiculée en particulier par Thucydide et le Pseudo-Aristote, soutient que les amants auraient tué le frère du tyran − et non le tyran lui-même − à l’occasion d’une banale histoire de rivalité amoureuse. S’en serait alors ensuivi une radicalisation de la tyrannie plutôt que sa fin.
Quoi qu’il en fut du motif exact de leur geste, Harmodios et Aristogiton moururent suite à leur homicide et, quand la Tyrannie fut effectivement renversée, les Athéniens érigèrent un groupe statuaire les représentant.
Le groupe d’Anténor
Les premières statues représentant Harmodios et Aristogiton sont les moins connues et, de fait, occupent une moindre place dans la monographie. Le groupe statuaire en bronze réalisé par Anténor, à une date débattue entre 510 et 480, a en effet laissé peu de traces dans la littérature et − semble-t-il − aucune trace iconographique. Avec l’érection de ce groupe, c’était la première fois que des hommes se trouvaient statufiés sur l’agora, un lieu encore quasi désert. Ce groupe statuaire, ne se rattache à aucun genre statuaire défini par les modernes (cultuel, funéraire, ex-voto, effigie honorifique …). Vincent Azoulay émet l’hypothèse que ces statues glorifiaient publiquement les deux héros, tout en conjurant les puissances terribles éveillées par la scène du crime et faisant bénéficier les Athéniens de leur protection. Jugées infamantes envers les tyrans, les statues d’Harmodios et Aristogiton furent enlevées par Xerxès lors du sac d’Athènes en 480 av. J.-C., quelques années seulement après avoir été érigées, et emmenées à Suse, d’où elles ne revinrent que longtemps plus tard, rendues aux Athéniens par Alexandre le Grand − comme le suggère Vincent Azoulay − ou par un souverain séleucide.
Le groupe de Kritios et Nésiotès
Les statues d’Harmodios et Aristogiton réalisées par Anténor furent jugées suffisamment importantes pour être rapidement remplacées en 477/76 par un nouveau groupe, toujours en bronze, réalisé cette fois par Kritios et Nésiotès. Comme le précédent, ce deuxième groupe des tyrannicides trouva sa place sur l’agora, érigé dans un superbe isolement, devenant l’un des principaux symboles de la démocratie athénienne. C’est ce groupe qui occupe la majeure partie du livre de Vincent Azoulay pour avoir laissé de nombreuses traces littéraires, épigraphiques et iconographiques. On peut en effet avoir une idée du bronze original grâce à des copies romaines ainsi que par les citations iconographiques sur d’autres supports décrits au cours du livre ou en annexe (essentiellement des peintures de céramique, mais également des monnaies, des reliefs…).
Rappelons ici les principales caractéristiques de ce groupe : il réuni un homme mûr et un jeune homme, deux nus formant un couple d’amants autant que d’héroïques guerriers, saisis en pleine action, frappant de taille et d’estoc un ennemi non représenté : Hipparque et, sous ce nom, la tyrannie elle-même.
Si ce groupe est connu, du fait de l’abondance documentaire, si le sujet a généré de nombreuses études, il a également sa part d’ombres et a suscité diverses controverses chez les modernes, sans doute parce que la signification de ce monument était déjà controversée dans l’Antiquité, nourrissant des interprétations divergentes. C’est tout l’intérêt de ce livre de reprendre l’examen des sources, de les mettre en perspective, de proposer des hypothèses qui, énoncées avec prudence, sont très souvent convaincantes.
La première partie de l’enquête de Vincent Azoulay se déroule dans un grand Ve siècle, de la naissance des statues jusqu’aux crises de 411 et 404. Durant cette période, les statues des Tyrannicides font l’objet d’une réception contrastée, entre vénération et moquerie, culte et polémique. Avec la chute de la tyrannie des Trente, en 403, s’ouvre la seconde partie du livre : les Tyrannicides perdent de leur singularité pour devenir archétypes de la statuaire honorifique. L’agora d’Athènes se peuple peu à peu de statues d’autres humains sur le modèle d’Harmodios et Aristogiton. L’image des Tyannicides se banalise elle-même en étant diffusée au-delà d’Athènes, jusqu’à orner les belles maisons romaines.
Vies et morts de deux statues singulières
Le sous-titre du livre est : « vie et mort de deux statues ». Il est contestable de parler de « mort » pour les Tyrannicides à l’issue de cette longue chaîne de doubles qui constitue leur vie. Vincent Azoulay, après Burckardt Fehr, rappelle dans un épilogue intitulé « Born again » que l’iconographie des Tyrannicides fut reprise en 1937 par l’Allemagne nazie et par l’Union Soviétique3. En outre, la figure des Tyrannicides fut souvent reprise en exemple, en particulier comme icône gay, souvent associée au Bataillon sacré thébain. « Vies et morts » : le pluriel aurait sans doute mieux convenu pour décrire le destin de ces statues singulières.
Plus de 70 pages de notes rejetées en fin de volume complètent les 246 pages d’un texte à l’écriture très agréable et un sens de la formule qui rend passionnante cette biographie issue d’une Habilitation à diriger des recherches. L’ouvrage possède 39 illustrations en noir et blanc. L’auteur a choisi de mettre en annexe certaines descriptions iconographiques qui n’avaient pas trouvé entièrement leur place dans le texte. On pourra regretter que l’ensemble des testimonia ne soit pas repris en annexe.
« On peut admirer le travail d’un biographe tout en se demandant si l’objet de ses recherches valait que tant de talent, d’opiniâtreté, d’efforts fussent déployés » écrivait récemment Pierre Assouline à propos d’une biographie de l’écrivain Pierre Herbart4. Assurément, le pari de Vincent Azoulay de rédiger la biographie de deux statues est réussi.
À propos de ce livre
Vincent Azoulay, Les tyrannicides d’Athènes : vie et mort de deux statues, Éditions du Seuil, 2014. Coll. « L’Univers historique ». 367 pages. ISBN 978-2-02-112164-3
- Voir sur le site de l’éditeur : http://www.seuil.com/livre-9782021121643.htm
- Voir dans une bibliothèque : Notice bibliographique
- Jan Paul Crielaard, « The cultural biography of material goods in Homer’s epics ». In: Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque. Numéro 7, 2003. pp. 49-62. [↩]
- Louis Gernet, « La notion mythique de la valeur », texte écrit en 1948 repris dans : Anthropologie de la Grèce antique, Paris, 1968, p. 102. [↩]
- Burkhardt Fehr, Les Tyrannoctones, peut-on élever un monument à la démocratie ?, Paris, 1989. [↩]
- Pierre Assouline, « Herbart, coupé sous le pied », in: Le Magazine littéraire, n° 542, avril 2014, p. 18. [↩]
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « Biographie des « Tyrannicides » athéniens », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 23 avril 2014. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2014/04/23/biographie-tyrannicides-atheniens/>. Consulté le 21 November 2024.
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