Cyril Collard sur le campus de l’Université de Lille (1977-1979).
Né le 19 décembre 1957, étudiant en 1977 à Lille, Cyril Collard publie son premier roman, Condamné Amour, en 1987. Dans celui-ci, il revient sur son passage à Lille et aborde certains thèmes qui seront ceux de son roman Les nuits fauves que cet artiste touche-à-tout adapte au cinéma et pour lequel il obtient quatre Césars, dont celui du meilleur film en 1993, trois jours seulement après sa mort. Ce billet d’Insula est l’occasion de revenir sur la présence de Collard à l’université de Lille, de 1977 à 1979.
Collard à l’IDN : « Je me hais d’être là avec eux »
Il y a trente ans, en février 1987, paraissait Condamné Amour, premier roman publié de Cyril Collard. Dans ce récit, l’auteur évoque ses années passées à l’Université de Lille, quand il était élève de l’Institut industriel du Nord (IDN), renommé École centrale de Lille. Ce que l’on sait de la présence de Collard à Lille tient essentiellement à ce qu’il a pu en dire lui-même, en particulier dans ses fictions. Nous pouvons compléter notre information par des témoignages publiés dans l’émotion de la mort de l’artiste, en 1993, et par ceux que nous sommes parvenus à recueillir aujourd’hui.
Cyril Collard intègre l’IDN à la rentrée 1977, après avoir fait une Classe prépa au Lycée Hoche à Versailles. Comme l’écrit Philippe Delannoy dans une biographie romancée, « il jouissait pleinement de cette jeunesse dorée qu’il jettera plus tard aux loups »1. Depuis octobre 1969, l’École est installée sur le Domaine universitaire scientifique de Villeneuve d’Ascq, « dans de nouveaux bâtiments qui répondent pleinement à ses besoins et à son développement », vante un dépliant de l’IDN. Dans son roman Condamné Amour, Cyril Collard décrit le campus des années 1970 par petites touches:
« Deux types en survêtement courent autour de l’université. Des mots inscrits sur les bâtiments en lettres noires défilent devant leurs yeux: Mathématiques, Électronique, Informatique, Métallurgie…
Un dimanche après-midi d’hiver. Il ne pleut pas. Il ne neige pas. Il n’y a pas de brouillard. C’est une belle journée. Tout va bien sur le campus de l’université de Villeneuve d’Ascq, résidence Albert Camus. Un dimanche comme les autres. Des sachets plastique pendent aux fenêtres des chambres d’étudiants. ils servent de frigidaire. On y conserve le lait, le beurre, le camembert et, les bonnes semaines, la charcuterie fine envoyée par les parents prévoyants, dans un colis bien ficelé, avec les chaussettes et les slips propres » [Cyril Collard, Condamné Amour, p. 25]
« Terrain plat
Bâtiments de brique rouge
Trois lettres blanches: les initiales d’une école.
Des couloirs sombres »
[Cyril Collard, Condamné Amour, p. 29]
Le jeune homme, qui suit des études d’ingénieur par atavisme, ne se trouve pas à sa place à l’IDN. « Il étudiait avec un grand manque d’enthousiasme », relate sa mère2, ce que Cyril Collard exprime durement dans Condamné Amour (p.26) :
« Haine de mes condisciples. Je les hais et je me hais d’être là avec eux. Nous sommes l’élite de la nation, les futurs rouages du progrès. Nous sommes les glorieux élèves des Grandes Écoles Scientifiques. Les anciens taupins ascètes, courageux et déterminés, bientôt récompensés ».
Nous avons pu correspondre avec deux condisciples de Cyril Collard à l’IDN, qui estiment qu’il n’y a pas grand chose à retenir de cette relation entre Collard et l’école d’ingénieur lilloise, qu’il fréquenta peu de temps. Un de ses proches amis de jeunesse, au Lycée Hoche d’abord, puis à l’IDN, nous confirme que Cyril Collard n’était pas à sa place dans cette école d’ingénieurs :
« Pour moi, il était évident depuis longtemps que ce n’était pas sa voie. (…) Cyril était quelqu’un qui vivait dans l’urgence, frénétiquement, qui voulait vivre chaque instant comme si c’était le dernier, à cent à l’heure tout le temps. Le monde IDN et les ingénieurs en général c’était un univers trop policé pour lui ».
Cet ancien camarade de Collard à Versailles et Lille pense que l’objectif familial n’était pas de voir le jeune Cyril entrer à Lille, car le père était centralien de Paris. Surtout, le parcours de Cyril Collard serait pour lui à comparer avec celui d’un Boris Vian, qui fut également élève du lycée Hoche et Centralien de Paris, se retrouvant en décalage complet avec son milieu, jusqu’à le rejeter. La personnalité de Collard était incompatible avec ce milieu:
« Sa personnalité a toujours eu besoin d’être sous les feux des projecteurs. Il avait un charisme qui donnait envie de le suivre. Il a toujours recherché la reconnaissance et a usé de tous les moyens à sa disposition pour y parvenir. Il était très déterminé ».
Cyril Collard ne pouvait que rompre avec le monde trop terne à ses yeux des ingénieurs, ces « reproducteurs minutieux de la rationalité efficace »3. Avant la fin de l’année scolaire 1978-1979, il prend la décision d’interrompre ses études d’ingénieur:
« Deux mots : haine et dégoût. J’ai laissé là un an et demi de ma vie. Sensation confuse et métallique de n’avoir cessé de passer à côté de tout. Trop tôt, trop tard, jamais où il fallait quand il le fallait. » [Cyril Collard, Condamné Amour, p. 26]
Un dimanche de février, sur le parking désert du campus de Lille1, Cyril Collard défaille − « Mais je vais crever là. Tomber sur le sol du parking » (Condamné Amour, p.27) − et décide de fuir un monde qui ne lui convient pas, et qu’il rejette. Cette fuite, décrite dans Condamné Amour, l’avait été précédemment dans L’animal, recueil de textes poétiques que Collard achève en 1982 mais qui n’est publié qu’après sa mort:
« Je pense que c’était un dimanche de fin février.
L’air glacial qui dessèche la peau,
Venu des plaines de Flandre,
S’est brisé sur des tours parisiennes,
Dans les errances ensoleillées de fin d’après-midi.
Il s’enfuyait d’un campus où fleurissaient les douches rouillées,
Au fond d’immeubles-dortoirs en briques rouges.
Ce jour-là
Ou peut être un autre exactement similaire
L’Animal s’éveilla.
Je crois sentir qu’il n’est pas encore mort. »
[Cyril Collard, L’Animal, p. 9]
La présence de Collard à l’Université de Lille ne serait pas intéressante à décrire, ni flatteuse, si − en marge de ses études d’ingénieur − il n’avait pas cherché à s’évader d’un univers qu’il jugeait conformiste. Une autre voie s’ouvrait à lui, et cette voie passa par des études en filmologie à l’université Lille 3.
UV de filmologie à Lille 3
En marge de ses cours à l’IDN, Cyril Collard s’inscrit en filmologie à Lille 3 en unité de valeur optionnelle de première année. L’université Lille 3 possède une section de filmologie, créée par Jacques Morin, depuis 1969, intégrée à une U.E.R. d’Arts4. À l’occasion du déménagement de l’université, du centre ville de Lille à Villeneuve d’Ascq, l’Institut de filmologie obtient l’aménagement d’un amphithéâtre en salle de cinéma : le Kino-Ciné. Lille 3 a ainsi la particularité de posséder une vraie salle de cinéma « art et essai » au sein même des bâtiments de cours, gérée alors par des bénévoles, essentiellement étudiants. Le « Guide des études 1977-78 » précise :
« LE KINO – Amphithéâtre VII.
Salle d’Art et Essai catégorie A – Projection en 35 mm – vous propose chaque semaine deux films.
Ouvert à tous, étudiants ou non au tarif de 6 francs par séance pour les moins de 25 ans et 8 francs pour les plus de 25 ans. »
Le « Guide des études » indique au chapitre sur les études cinématographiques que tous les départements et U.E.R. peuvent autoriser leurs étudiants à s’inscrire en UV 10 de filmologie. Par ailleurs, « tous les cours sont publics de sorte qu’on peut s’y inscrire en auditeur libre en ayant pris une inscription annuelle à l’Université ». Louisette Faréniaux, qui enseigne la filmologie, confirme la présence de l’élève ingénieur :
« J’enseignais à l’université de Villeneuve d’Ascq. Cyril suivait une UV optionnelle de première année. Un cours d’analyse de l’image, à partir de deux films : L’Œuf du serpent d’Ingmar Bergman et Nosferatu de Werner Herzog. » [Gilles Médioni, Cyril Collard, p. 41]
Les études cinématographiques se décomposent en pratique du cinéma (étude analytique des films et initiation technologique) et en histoire et théorie du cinéma. Dans ce cadre, Cyril Collard étudie Ingmar Bergman, Werner Herzog, suit un cours sur Tous les autres s’appellent Ali de Fassbinder, film qui a suscité une émotion extraordinaire au Festival de Cannes en 1974 et dans lequel le cinéaste allemand est à la fois scénariste, metteur en scène, musicien et acteur. Il analyse également L’Opéra de quat’ sous de George Wilhelm Pabst, s’intéresse à Pier Paolo Pasolini5. « Il écrivait très bien. Il avait une capacité à synthétiser. On sentait déjà son envie de se confronter à d’autres cultures », se souvient Louisette Faréniaux6. L’étudiant excelle si bien dans l’analyse de films qu’il aurait été incité par son enseignante à se lancer dans le cinéma, comme il le rapporte lui-même:
« À l’Université de Lille, j’ai rencontré Louise. Elle donnait des cours de cinéma. Je crois qu’elle m’a influencé dans ma décision d’interrompre mes études et de me jeter dans un monde que je ne connaissais pas. » [cité dans Gilles Médioni, Cyril Collard, p. 41-42]
C’est lors de ses études en filmologie que Collard fait également ses premiers pas comme cinéaste. Début 1979, des heurts importants ont lieu à Denain, sur fond de démantèlement des entreprises sidérurgiques. Des policiers se font tirer dessus. Des étudiants sont chargés d’aller y réaliser des interviews. Louisette Faréniaux rapporte que Cyril Collard fut le dernier à se décider : « Il ne restait plus de matériel, à part ma caméra vidéo muette. Je l’ai poussé : « Cyril, vas-y. » Il a filmé quasiment collé aux grévistes qui jetaient des boulons sur le commissariat »7. « Ce qui m’a tout de suite frappée, poursuit-elle, c’était son envie de faire des images, pas de belles images, des images viscérales, qui sortaient des tripes »8. Cyril Collard a en effet réussi à approcher les manifestants de très près. « Malgré la modestie des moyens dont il a disposé, il vient de faire du cinéma » écrivent Jean-Philippe Guerand et Martine Moriconi. Pour Louisette Faréniaux, « le désir de cinéma était là, mais Cyril était entraîné dans la logique d’ingénieur. Et puis, il a brisé cette logique »9.
L’écriture et la fuite sur le parking de l’université
Venu à Lille pour devenir ingénieur, Cyril Collard y découvre l’envie de cinéma, et l’écriture. La quatrième de couverture du roman Condamné Amour résume ainsi la trame du roman dans lequel Cyril Collard est (ou n’est pas) Sylvain:
« Après une enfance vide, Sylvain découvre l’écriture un dimanche après-midi d’hiver sur le parking de l’université de Lille, le soleil au cours d’un passage à Porto Rico et l’image de l’amour en voyant le visage de Thomas dans un film: « Condamné Amour ». »
Dans Condamné Amour, cette pulsion d’écriture est liée à son désir de fuite.
« Partir comme ça?… Je dois signer. Je dois laisser une trace. Je cherche un papier et un stylo dans les sacs entassés sur la banquette arrière. Les mots s’alignent. Ils font ce qu’ils veulent. »
Il donne un texte pour Fourre-tout, la revue de l’IDN. Chaque semaine, la commission « Fourre-Tout » de l’Association des élèves édite un journal, composé des articles que chacun veut bien lui proposer, imprimé en offset à 500 exemplaires : « la très grande diversité de ces articles en fait un hebdomadaire très prisé de tous », note le fascicule de 1974 de Taupes, p. 25. C’est à Lille, sans doute, qu’il commence l’écriture de L’Animal. Pour Jeanne Collard, son fils « a du commencer à écrire L’Animal à Lille, et le finir à son retour de Porto Rico »10. Achevé en 1982, il ne sera publié qu’après sa mort.
Cyril Collard interrompt ses études. Rentre à Paris. Son père, qui dirige le Comité national olympique et sportif français depuis 1972, l’invite à passer deux semaines avec lui à Porto Rico, dans le cadre des 8e jeux panaméricains, qui se déroulent du 1er au 15 juillet 1979. Cyril Collard est seul toute la journée dans cette ville des Antilles. Il se promène dans les quartiers pauvres et y découvre l’homosexualité avec des « voyous portoricains ». De retour de Porto Rico, il contacte Claude Davy, figure importante du cinéma, attaché de presse de Bergman, Antonioni, Doillon, Godard, Delvaux, qu’il avait rencontré avant son départ et à qui il avait déclaré : « Je veux faire du cinéma ! ». Défilent alors les années d’apprentissage dans le métier, tournant avec René Allio et, surtout, devenant assistant pour Maurice Pialat, sur le plateau de À nos amours, film pour lequel il a tourné un grand nombre de plans et dans lequel il joue un rôle. Il participe également à deux autres films de Pialat : Police, où il pallie les absences du réalisateur, et Sous le soleil de Satan. Cyril Collard enchaîne documentaires, clips, télévision, publie Condamné Amour, puis Les nuits fauves, l’adapte au cinéma.
« Je peux vous confirmer que le deuxième chapitre du Condamné Amour, à propos du campus, a marqué plus d’un étudiant à Lille », témoigne Louisette Faréniaux11. Cependant, il ne faudrait pas voir dans les écrits de Cyril Collard l’exact reflet de la réalité, mais bien une création poétique. « Ce que Cyril a gardé de Lille et de ceux qui lui étaient chers, il l’a transfiguré dans ses romans », nous confie aujourd’hui Louisette Faréniaux. Si la présence de Cyril Collard à Lille est éphémère, si de son passage à l’IDN il n’y a pas grand chose à en dire, c’est sans doute à Lille que Cyril Collard est sorti du cocon familial d’une voie tracée d’ingénieur pour, au soleil de Porto Rico, devenir le papillon des nuits fauves.
Après avoir fui l’IDN, Cyril Collard est revenu deux fois à Lille, à l’invitation de Louisette Faréniaux, par amitié, lors de la projection de ses films, en particulier lors d’un hommage rendu au Festival de l’Acharnière. L’éditorial du programme du Kino, pour les mois de janvier-mars 1993, annonce la présence sous réserve du réalisateur lors d’une projection de ses clips et documentaires. Il ne viendra pas. Cyril Collard meurt du sida le 5 mars 1993. Fin 1993, 3 millions de Français avaient vu Les nuits fauves au cinéma, film aux quatre Césars.
2017
L’IDN est devenue École centrale de Lille en 1991, débordant des locaux de brique rouge pour occuper 9 bâtiments sur le campus de Lille1, sur une surface totale de près de 20.000 m². À Lille3, les études cinématographiques continuent à être enseignées, au sein du département Arts de l’UFR Humanités.
Que reste-t-il aujourd’hui de Cyril Collard ? Il aurait eu 60 ans en 2017. Il est un mythe pour ceux qui ont vieilli sans lui. Ses ouvrages ne sont plus commercialisés en librairie12. Les nuits fauves, un film générationnel, est sans doute largement inconnu de la génération suivante. Les étudiants lillois en filmologie eurent longtemps la chance de connaître l’œuvre cinématographique de Cyril Collard, en particulier ses documentaires. Chaque année, Louisette Faréniaux projetait à ses étudiants Alger la blanche ou Les raboteurs ou Taggers, selon les promotions. « Ma joie était grande quand un étudiant voulait découvrir ensuite son travail », nous dit-elle. C’est sans doute ce qu’il y a de mieux à faire, et notre billet voudrait y inviter: oublier les polémiques, s’écarter du biographique, redécouvrir l’œuvre.
Ouvrages cités dans ce billet
De Cyril Collard
- Condamné Amour, Flammarion, Paris, 1987, 257 p.
- Les Nuits fauves, Flammarion, Paris, 1989, 253 p.
- L’Animal, Flammarion, Paris, 1994, 112 p. (publication posthume)
Sur Cyril Collard
- Philippe Delannoy, Cyril Collard, l’ange noir, éditions du Rocher, Monaco, 1995, 176 p.
- Jean-Philippe Guerand, Martine Moriconi, Cyril Collard : la passion : biographie, Ramsay, Paris, 1993, 214 p.
- Gilles Médioni, Cyril Collard, Flammarion, Paris, 1995, 191 p.
- Philippe Delannoy, Cyril Collard, l’ange noir, p. 18. [↩]
- Gilles Médioni, Cyril Collard, p. 42. [↩]
- Condamné Amour, p.26. [↩]
- Le Conseil d’université crée une U.E.R. d’Arts en 1976. [↩]
- Jean-Philippe Guerand, Martine Moriconi, Cyril Collard : la passion, Ramsay, 1993, p. 32. [↩]
- Gilles Médioni, Cyril Collard, p. 41. [↩]
- Gilles Médioni, Cyril Collard, p. 41. [↩]
- Ibid, p. 42 [↩]
- Gilles Médioni, Cyril Collard, p. 41; Cyril Collard évoque ce tournage à Denain dans Condamné Amour, en concluant: « C’est beau la foi » [↩]
- Gilles Médioni, Cyril Collard, p. 44. [↩]
- Gilles Médioni, Cyril Collard, p. 42. [↩]
- Une thèse soutenue en janvier 2016 porte sur « écritures du Sida, écritures de l’intime : Hervé Guibert, Cyril Collard, Jean-Luc Lagarce ». Voir theses.fr. [↩]
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « Des jours blancs avant « Les nuits fauves » », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 19 décembre 2017. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2017/12/19/des-jours-blancs-avant-les-nuits-fauves/>. Consulté le 21 November 2024.