In memoriam Juliette de La Genière

Juliette de La Genière est décédée le 6 juin 2022, à l’âge de 94 ans. Le blog Insula évoque la carrière et la personnalité de celle qui enseigna l’archéologie à l’Université de Lille, de 1969 à 1996.

Billet co-écrit par Arthur Muller, Professeur émérite d’archéologie grecque à l’Université de Lille, collègue de Juliette de La Genière de 1981 à 1997 et par Christophe Hugot, responsable de la Bibliothèque des sciences de l’Antiquité, ancien étudiant de Juliette de La Genière.

Une carrière de femme atypique

Juliette de La Genière
Juliette de La Genière en 2001

Née Juliette Massenet le 4 août 1927 à Mulhouse, Juliette de La Genière n’a pas eu le cursus classique de ses collègues masculins spécialistes d’archéologie grecque. Elle n’était pas issue de l’École Normale, n’était pas agrégée, et a encore moins pu être membre scientifique de l’une des Écoles française d’Athènes ou de Rome : l’accès à ces institutions par la voie du concours français était alors de fait réservé aux hommes. Comme elle le dit elle-même, « seul un parcours tortueux permettait de contourner les chicanes en place ».

Après des études de lettres (licence en 1946) et un diplôme de Sciences Po Paris en 1949 (elle y est classée 2e), elle est reçue première au concours des Conservateurs des Musées en 1954. Ayant dû renoncer au Département des antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, elle fut accueillie au Département voisin des antiquités grecques par Pierre Devambez et François Villard. Les années qui suivirent, rappela-t-elle dans les Hommages à François Villard, lui donnèrent « une formation peu ordinaire, mais combien efficace ! ». Elle s’intéressa alors à un domaine qui deviendra l’une de ses spécialités : la céramique attique. Promue chargée de mission au Louvre, elle conserva ce titre et cette charge jusqu’en 1985. Elle entre au CNRS en 1958 comme attachée de recherche et y franchit les échelons jusqu’au grade de maître de recherche. Après la soutenance en 1968 à la Sorbonne, sous la direction de Jacques Heurgon, d’une thèse aussitôt publiée sous le titre Recherches sur l’âge du fer en Italie méridionale, elle fait le choix de l’Université : nommée Maître de Conférences à l’Université Lille 3 en 1969, elle y est ensuite promue Professeure et y enseigna jusqu’à son éméritat en 1997. Parallèlement elle est professeure associée à l’École normale supérieure de Pise et invitée à l’Université de Trente. Ses travaux lui ont valu de nombreuses distinctions, parmi lesquelles la Légion d’Honneur (officière en 1997, commandeure en 2015) ainsi que l’association à plusieurs société savantes et académies en Italie, Autriche, Allemagne et aux États-Unis. En octobre 2000, Juliette de La Genière fut la première femme archéologue élue à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, au fauteuil de Paul Ourliac. À l’occasion de la remise de son épée d’Académicienne, le 28 mai 2001, elle résuma ainsi son parcours : « Certains diront que cet itinéraire était bien long et compliqué pour passer du Palais du Louvre à celui de l’Institut ; et qu’il aurait suffi de traverser le pont des Arts. Cependant, comme les abeilles chères à Pindare, j’ai pu faire mon miel tout au long de ces chemins ».

Ces chemins l’ont aussi conduite dans une grande partie du monde grec : en Italie méridionale d’abord (fouilles de Sala Consilina, Amendolara, Francavilla marittima, et Paestum), en Sicile (Ségeste, Sélinonte), en Turquie (Aphrodisias de Carie, Clazomène et surtout Claros), en Grèce (sanctuaire de Kastraki dans le Péloponnèse). Son énergie peu commune sur le terrain a marqué tous ses collaborateurs. Renaud Robert la décrit « juchée sur de pauvres murs que l’on avait de la peine à distinguer parmi les herbes (c’était la colonnade dorique !), une toute petite dame qui courait de sondages en sondages au milieu d’une troupe d’ouvriers affairés » qui l’avaient surnommée Speedy Gonzalès1.  Tous ces travaux de terrain et des trouvailles souvent majeures ont renouvelé bien des connaissances dans des domaines variés, comme les rapports avec le monde indigène en Italie méridionale, l’urbanisme de Sélinonte, l’ancienneté du culte d’Apollon et Artémis à Claros, pour n’en citer que quelques-uns. Ils ont donné lieu à une impressionnante production scientifique, articles et monographies : la banque de données bibliographique Dyabola signale plus de deux cents références. Sous le patronage de l’Institut de France et de l’Union académique internationale, elle a longtemps dirigé le Corpus Vasorum Antiquorum (CVA) et a créé la série des Cahiers du CVA.

Entre le Palais du Louvre et celui de l’Institut, il y eut l’Université de Lille : Juliette de la Genière y a laissé une empreinte forte, tant par son enseignement que par son action pour l’organisation de la recherche.

Une professeure peu commune

Plaque du bureau de Juliette de La Genière (Université de Lille)

À la fin des années 1980, les cours de Juliette de La Genière ne ressemblaient à aucun autre. Elle plongeait les étudiants dans une forme qui tenait plus du séminaire que du cours structuré, et ce sans tenir compte de l’année d’étude de son auditoire. C’était sa recherche qu’elle exposait d’emblée. Avec elle, on voyageait, car le monde grec était considéré sur toute l’étendue de la Méditerranée, de la Grande Grèce à l’Anatolie. Les citations des poètes, les objets à peine mis au jour dans les nécropoles nourrissaient son propos. Les chariots de diapositives (que les étudiants finissaient par manipuler à sa place pour préserver l’appareil) montraient l’avancée de ses fouilles en Italie, en Turquie, illustraient une pensée qui faisait le lien entre des trouvailles qui semblaient disparates. Elle associait les textes anciens et les objets, faisant se rencontrer des peuples que les manuels avaient tendance à faire vivre séparément. Contre une certaine forme d’hellénocentrisme, elle soulignait la perméabilité des pensées, l’adaptation des Grecs et des populations locales, bien loin des schémas trop conventionnels et simplistes. Avec elle, les étudiants suivaient les fragments de Sophilos d’Athènes en Thessalie, ou en Étrurie : les vases n’étaient pas traités comme des objets de musée, mais considérés autant du point de vue de l’artisan qui les avait produits, que de celui du client antique qui les avait acquis. C’était enthousiasmant et les étudiants attendaient avec impatience les cours du lundi après-midi. Reconnaissons-le cependant : cet enseignement pouvait dérouter, surtout quand il ne cadrait pas avec l’intitulé annoncé en début d’année.

À côté des cours « traditionnels » (si l’on peut dire !), Juliette de La Genière organisa dès 1970 une politique de stages pratiques de formation pour les étudiants en archéologie, sur des chantiers de fouilles et en musées. Elle incita les apprentis archéologues à suivre les colloques internationaux qu’elle organisait avec régularité et où elle virevoltait, passant d’une langue à une autre avec ses collègues venus à ces rendez-vous archéologiques lillois, sans oublier de prendre soin de ses étudiants intimidés.

Une vision ambitieuse pour l’archéologie à l’Université de Lille

Lors de son arrivée à Lille en 1969, dans les locaux de la rue Angellier, Juliette de la Genière prenait la suite des historiens et archéologues Ernest Will, Charles Pietri et Noël Duval. Mais elle a occupé ce poste dans la durée, ce qui lui a permis d’être l’actrice de profonds changements, malgré, il faut bien le dire, son approche quelque peu désinvolte des charges administratives et de la gestion. Elle a dirigé pendant plusieurs années le DEA (Diplôme d’étude approfondies, ancêtre du Master) d’histoire et d’archéologie des Mondes anciens et a surtout guidé sa fusion avec le DEA de Philologie, préfigurant ainsi l’organisation actuelle des 2e et 3e cycle du cursus en Sciences de l’antiquité.

En 1979, elle a créé, avec l’aide de Roger Hanoune, le Centre de recherche archéologique : un centre de recherche alors modeste, avec le statut de centre propre de l’Université, mais appelé à évoluer rapidement. Dès la création du CRA, elle en a favorisé la double implication en archéologie classique et en archéologie régionale, grâce aux excellents rapports qu’elle entretenait avec Pierre Leman, alors directeur de la circonscription des antiquités. Cette double implication s’est manifestée d’abord à travers un grand colloque annuel, sur des thèmes alternativement méditerranéens et régionaux : ces rencontres lilloises internationales, dont la plupart ont été publiés, sont devenues une tradition, encore vivante aujourd’hui, dont la longévité n’a d’équivalent dans aucune autre université française ; ils ont fait connaître Lille à de très nombreux chercheurs étrangers, et ont largement contribué à la notoriété de l’archéologie lilloise2. L’éclat du colloque sur Aphrodisias de Carie, tenu au Nouveau Siècle de Lille en 1985, est resté dans les mémoires. D’autre part, au-delà des travaux de Juliette de la Genière, le CRA a été un outil fondamental pour développer l’accueil d’étudiants sur des recherches de terrain, dans le monde méditerranéen (en particulier Bulla Regia en Tunisie, Thasos en Grèce) et dans le Nord, à Cassel d’abord puis surtout à Bavay, rapidement devenu chantier école de l’Université, inscrit dans la maquette des enseignements comme dans les services des enseignants-chercheurs.

Dès le début des années 80, Juliette de la Genière avait ainsi forgé à l’université la double vocation de l’archéologie lilloise, endossée puis élargie et diversifiée aujourd’hui par le laboratoire Halma UMR 8164, dont le CRA a été la première brique. Qu’il soit permis d’évoquer enfin un autre prolongement des recherches de Juliette de la Genière. L’article qu’elle a consacré au plus fameux des quelques vases grecs du Palais des Beaux-Arts de Lille, un vase figuré tripode d’époque archaïque connu comme la « pyxide du Peintre C », est à l’origine d’un avatar géant créé par l’université et Dévocité3. Fidèle à l’enseignement de Juliette de La Genière, ce « Vase qui parle » allie l’étude technique et matérielle de l’objet avec une narration inspirée des images qu’il porte.

Arthur Muller
&
Christophe Hugot

Hommage à Juliette de La Genière

À l’occasion de l’élection de Juliette de La Genière à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, une cérémonie de remise d’épée s’est tenue le 28 mai 2001 au Musée Jacquemart-André. Les allocutions ont fait l’objet d’une plaquette.
Vous trouverez le discours prononcé par Arthur Muller à ce lien :
https://www.academia.edu.

Notes

  1. R. Robert, « Allocution », dans Hommage à Juliette de La Genière à l’occasion de son élection à l’AIBL (2001), p. 15. []
  2. Pour la liste des colloques du CRA puis de Halma, voir https://halma.univ-lille.fr/vie-scientifique/colloques-journees-detudes-tables-rondes-ateliers-seminaires/grands-colloques-dhalma/ []
  3. Voir sur Insula la série de billets consacrés au Vase qui parle : https://insula.univ-lille.fr/2013/10/04/vase-qui-parle/. []

Lire aussi sur Insula :

Citer ce billet

Christophe Hugot, « In memoriam Juliette de La Genière », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 15 juin 2022. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2022/06/15/in-memoriam-juliette-de-la-geniere/>. Consulté le 19 March 2024.