Portrait de Roland Delmaire (1941-2021), par Pierre Jaillette

Le blog Insula avait publié un billet à l’annonce du décès de Roland Delmaire, en avril 2021. Nous publions aujourd’hui la nécrologie écrite par Pierre Jaillette, qui fut son collègue en histoire romaine à l’Université de Lille et qui collabora avec lui à l’édition du Code théodosien.


Par la signature, en avril 1559, du traité du Cateau-Cambrésis, le roi de France Henri II récupérait la ville septentrionale de Thérouanne. Ou plutôt son sol et ses ruines. Car de l’antique civitas Morinorum, de la cité épiscopale du Moyen Âge, siège, dès le VIIe s., d’un puissant diocèse s’étendant de la Morinie à la Flandre, de la ville à l’imposante cathédrale et aux nombreux édifices religieux, il ne restait rien. 

Devenue un enjeu stratégique entre les Valois et les Habsbourg, la cité, fragile sentinelle française dans le comté d’Artois avait fait, depuis la fin du XVe s., l’objet d’affrontements répétés, de substitution d’une autorité à une autre et de sièges multiples, dont le dernier signa la fin tragique de son histoire : le 20 juin 1553, elle tombait en effet aux mains des troupes de Charles Quint qui en ordonna froidement la démolition. Entièrement rasée, la ville – sur le sol de laquelle, n’hésitera-t-on pas à affirmer, du sel aurait même été répandu, à l’instar de ce l’on croyait alors avoir été le sort de la Carthage antique – ne se releva jamais vraiment. Bien plus tard, un village s’établit dans le secteur du faubourg du Saint Esprit, aux confins sud du site initial, la « vieille ville » comme on le qualifiera : c’est ainsi que, paradoxalement, le désastre de 1553 allait être une aubaine pour les archéologues.

En 1961, dans le cadre d’une recherche relative aux enceintes urbaines des cités de la Gaule du Nord, Édouard Will, directeur régional des Antiquités historiques, confiait à Honoré Bernard, professeur de lettres au lycée d’Arras, le soin d’explorer, dans la « vieille ville », le secteur où, entre 1898 et 1906, les coups de pioche de Camille Enlart avaient mis à jour un « gros mur composé de pierres énormes qui traversait le transept de bout en bout », dans lequel ce dernier voyait « l’ancien mur d’enceinte », comme il l’écrira dans ses Villes mortes du Moyen Âge.

Pour terrasser et pousser les brouettes, il fallait des bras. À ceux des élèves arrageois d’H. Bernard s’ajoutèrent notamment ceux d’une petite troupe venant de la localité voisine de Mametz. Au sein de ce groupe, le jeune Roland Delmaire, alors étudiant à l’université de Lille. À celui qui n’a pas encore 20 ans, Fortuna sourit : il mit en effet à jour un superbe camée du IIe s. Voilà notre jeune Mametzien conquis. Deux ans plus tard, bien classé à l’agrégation d’histoire qu’il vient de réussir du premier coup, il se voit déléguer par H. Bernard les opérations de recherche des vestiges antiques.

Revenu du Caire en 1969 – il y a passé cinq ans au titre de la coopération militaire puis culturelle, comme professeur adjoint au département de français de l’Université – il retrouve le lycée Faidherbe de Lille où il avait été affecté en 1963. En 1970 le voici assistant à la faculté des Lettres de Lille. Il travaille alors avec méthode et acharnement à sa thèse de IIIe cycle qu’il soutient le 24 juin 1972 et qui, approfondie, sera publiée en 1976 dans les Mémoires de la Commission Départementale des Monuments Historiques du Pas-de-Calais (tome XVI) sous le titre : Étude archéologique de la partie orientale de la cité des Morins (civitas Morinorum). 

Au fil du temps, Roland Delmaire ne perdit jamais de vue Thérouanne où, depuis les années 80 du siècle dernier, plus d’une centaine d’interventions archéologiques de toute nature – diagnostics, sondages, fouilles programmées, PCR de Fr. Blary, recherches actuellement en cours de V. Merkenbreack – ont été menées. Ainsi, en 1984, dans un article paru dans la Revue Archéologique de Picardie, il revient sur la question complexe de la structure urbaine de Tarvenna, ainsi qualifiée par la tabula Peutingeriana qui la symbolise par une vignette à deux tours. En quelques lignes pertinentes, il y démonte l’hypothèse, certes séduisante, émise en 1980 par H. Bernard, pour qui Thérouanne aurait eu un plan en damier, dont le cardo serait la voie Arras-Boulogne et le decumanus une rue parallèle à la voie Cassel-Thérouanne, mais fondée sur le préalable peu acceptable que le réseau viaire médiéval aurait « fossilisé le réseau gallo-romain », et concluait « qu’aucune étude sérieuse sur la Thérouanne antique ne peut encore être faite dans l’état actuel de nos connaissances. »

En 1978, il avait publié, dans la Revue du Nord, un article sur les monnaies romaines découvertes sur le site de la cathédrale lors des campagnes qu’il avait supervisées. Il y examine avec rigueur près de 400 pièces dont le plus grand nombre concerne la période allant de Gallien à Valentinien II. Il y révèle l’expertise qu’il a acquise en numismatique, discipline pour laquelle il se passionna et qu’il intégra dans son enseignement de spécialité : il n’était alors pas rare de le voir sortir, d’un porte-monnaie défraichi, des pièces qu’il faisait circuler en toute confiance auprès de son auditoire. De même examinait-il minutieusement les monnaies que ses anciens étudiants, devenus archéologues, venaient lui présenter dans son bureau, à l’heure du repas. En 1981, il lance la Chronique numismatique de la Revue du Nord, à laquelle il contribua régulièrement. Puis il publie en 1993 le volume II, consacré au Nord – Pas-de-Calais, de la série des Corpus des trésors monétaires antiques de la France (172 trésors répertoriés) et, en 1993, le volume VIII, 1 consacré à la Picardie, tout en participant à la rédaction du volume VIII, 2 paru en 1997. Et, de 1994 à 2006, il sera membre du comité de rédaction de la revue Trésors Monétaires.

Les fouilles de C. Enlart avaient mis au jour une inscription dédiée à Gordien III par la civitas Morinorum. Dans sa thèse de IIIe cycle, Roland Delmaire cherche, par une étude serrée à laquelle il associe l’étude des émissions monétaires de l’empereur, à résoudre le problème de datation qu’elle pose, et d’autre part à réfléchir sur le statut de la cité, pour lequel il convoque une inscription découverte dans la région de Nimègue mentionnant la colonia Morinorum. Il reprendra la question dans un article publié en 1968 dans le Bulletin de la Société des antiquaires de la Morinie. Les pages qu’il consacre à ces inscriptions montrent la science de l’épigraphie qui est déjà la sienne. Bien plus tard, il suivit de près l’édition, par les soins de Chr. Hoët-Van Cauwenberghe et J. Arce, de la borne milliaire découverte en 2004 au sud de Desvres, à proximité de la voie romaine Thérouanne-Boulogne/Mer.

Dépassant la limite de la cité de ces extremi homines Morini, comme les appelle abusivement Virgile (Énéide, VIII, 727), son regard s’est porté vers les peuples voisins : les Ménapiens, les Nerviens, les Atrébates, ce qui le conduisit à accepter de se lancer dans la rédaction des deux volumes de la Carte Archéologique de la Gaule, l’un consacré au département du Pas-de-Calais, publié en 1994 et honoré du troisième prix des Antiquités Nationales, l’autre à celui du Nord, paru en deux temps : 1997 et 2011. Cette entreprise titanesque – au vu du nombre de communes concernées : plus de 1 500 – dans laquelle il s’entoura de spécialistes reconnus – G. Leman-Delerive, Cl. Seillier, P. Thollard, A. Jacques, Fr. Loridant – trop tôt décédé –, Chr. Louvion – révèle l’extraordinaire minutie de son travail, la connaissance poussée de toute la littérature archéologique des deux départements et le remarquable esprit de synthèse dont témoignent les pages introductives du volume consacré au Pas-de-Calais.

Cette voie régionale tripartite de recherche – archéologie, numismatique, épigraphie –, qu’il avait ouverte et que poursuit avec bonheur, à l’Université de Lille, Chr. Van Cauwenberghe, ne fut pas l’unique domaine qu’explora Roland Delmaire. Assez rapidement il en ajouta un second : le monde romain des IVe et Ve siècles. 

Alors qu’il avait, à l’Université catholique de Lille, où il poursuivait ses études supérieures, passé une licence d’histoire option géographie, Roger Rémondon, professeur à « l’État » – comme disaient les enseignants de la « Catho » – lui proposa de rédiger un D.E.S. sur l’Empire romain et la Perse au IVe s. : il le soutint, ainsi qu’un mémoire annexe consacré au Terrier des rentes du prévôt de Saint-Pierre de Lille (sous la direction de M. Fourquin) en 1962. Ce n’est cependant pas la question des relations diplomatiques entre les deux puissants Empires qui retint son attention, mais plutôt celle de l’administration de l’Empire romain telle que Constantin la réorganisa. Fruit de ses recherches dans ce domaine, trois ouvrages. Sa thèse de doctorat d’État d’abord, dirigée par A. Chastagnol. Soutenue en 1986, elle est publiée en 1989 dans la Collection de l’École française de Rome (vol. 121) sous le titre : Largesses sacrées et Res privata. L’aerarium impérial et son administration du IVe au VIe siècle. L’ouvrage, qui témoigne d’une vaste érudition, d’une maîtrise consommée des sources littéraires, administratives, papyrologiques et juridiques analysées avec acribie et là encore, d’un bel esprit de synthèse, éclaire, sur trois siècles et tant en Occident qu’en Orient, l’administration des Largesses sacrées et celle des Biens privés. Complément indispensable de ce travail monumental ensuite, Les responsables des finances impériales au Bas-Empire romain (IVe-VIe s.). Études prosopographiques. Paru la même année dans la collection Latomus, c’est une précieuse mine d’informations sur les fonctionnaires financiers des Largesses et de la Res privata – mais aussi du patrimonium – entre 284 et 610 : l’auteur y révèle toute sa science de la prosopographie. Une synthèse enfin, consacrée à l’administration civile du palais impérial, publiée en 1995 aux éditions du Cerf : ce sont Les institutions du Bas-Empire romain, de Constantin à Justinien, I : les institutions civiles palatines, dans lequel il présente, de façon minutieuse et raisonnée, clairement structurée, le consistoire impérial, les « ministres palatins », le personnel des bureaux impériaux, faisant de ce travail, qui renvoie constamment aux sources non seulement juridiques mais aussi patristiques, plus qu’un simple manuel, un véritable et indispensable outil de référence.

Mais son terrain d’enquête ne se limita pas aux arcanes de l’administration. Il avait fréquenté les textes juridiques – les Fontes iuris romani ante Justiniani, les Codices Theodosianus et Justinianus – ce qui le conduisit à accepter de reprendre, avec François Richard, la traduction du Livre XVI du Code Théodosien, que Jean Rougé avait laissé inachevée. Dans ce beau volume paru aux éditions du Cerf en 2005 – Les lois religieuses des empereurs romains de Constantin à Théodose II, I. Code Théodosien, XVI –, il se chargea non seulement de revoir la datation des textes, de corriger, en se fondant sur les apports de l’épigraphie et de la papyrologie, certaines des dates proposées par O. Seeck dans ses Regesten, mais rédigea encore l’introduction : elle s’ouvre par une véritable leçon de méthode, consacrée aux problèmes posés par le Code Théodosien – leçon indispensable, car, comme il l’écrit très justement : « L’utilisation du Code Théodosien pose des problèmes qu’un profane ne peut voir lui-même » –, avant de proposer un développement sur la législation religieuse, de dresser un tableau général des lois religieuses de 313 à 438 et d’établir une liste détaillée de ceux que la loi considère comme hérétiques et schismatiques, adeptes de sectes sur lesquelles des informations complémentaires sont données en annexe. Il dirigea la publication d’un second volume – auquel contribueront, outre Fr. Richard, O. Huck et L. Guichard – qui parut en 2009, toujours aux éditions du Cerf – Les lois religieuses des empereurs romains de Constantin à Théodose II, II. Code Théodosien, I-XV, Code Justinien, Constitutions sirmondiennes – dans lequel sont rassemblées, traduites, annotées et commentées 166 lois disséminées par les compilateurs du Code dans les livres I à XV, ainsi que les 16 constitutions de Sirmond et 16 lois de Justinien. C’est, là encore, un ouvrage de référence où l’on relève ainsi notamment, dans l’annexe III, un remarquable commentaire de CTh X, 20, 6.

L’âge de la retraite arrivé, en 2006, Roland Delmaire avait décidé de se consacrer à d’autres activités, dont l’art culinaire : choix heureux pour celui qui, à l’Université, sautait le repas du midi, pour, disait-il «  gagner du temps » : un comportement similaire à celui de Michel Mourre, lorsqu’il rédigeait son Dictionnaire. Mais, et bien qu’il eût remis à Chr. Hugot, responsable de la Bibliothèque des Sciences de l’Antiquité de l’Université de Lille une grande partie de ses livres, il ne fut pas difficile de le convaincre d’apporter sa maîtrise de la chronologie à la reprise de la question des dates et des destinataires des constitutions du Code Théodosien, ce qu’il fit pour les lois des livres I à IV et VI à XV – plus de 2 000 textes à vérifier ! – : un travail qui, pour cet aspect des publications, pérennisera son nom, au fur et à mesure de l’édition de la traduction française de ces livres. En outre, il accepta volontiers la responsabilité de la traduction et du commentaire des livres I et VI, qui paraîtront chez Brepols, dans la collection « Codex Theodosianus – Le Code Théodosien » et pour lesquels – indice de la confiance qu’il pouvait accorder – il me proposa de participer à la rédaction de leur introduction. Comme on le constatera, les notes qui accompagnent la traduction éclairent celle-ci par un nombre impressionnant de références : on ne pourra qu’admirer sa connaissance intime d’auteurs certes attendus – Ammien, Eutrope, Ausone, Zosime pour ne citer qu’eux –, des papyri, des vies de saints, de la littérature patristique – Ambroise, Augustin, Athanase, Chrysostome – mais aussi de Cassiodore, du byzantin Georgius Cedrenus, des arméniens Moïse de Khorène et Fauste de Butzanta, du Synaxaire arménien de Ter Israel. Quant à la littérature syriaque, elle ne lui était pas inconnue : il en avait appris la langue. 

La réflexion sur les modèles historiographiques ne semble jamais l’avoir passionné, lui dont la conception de l’histoire reposait sur un élément essentiel : la chronologie, sans laquelle, disait-il, tout discours perd son sens. Évoquant un jour avec lui le Palladius des Res rusticae, il me répondit : « c’est comme Commodien, dans l’incapacité dans laquelle nous sommes de savoir précisément quand il a vécu, on ne peut pas vraiment le considérer comme une source digne d’intérêt. » La réponse était sans appel. Sans doute faut-il voir là le sien choix de recourir, systématiquement, à l’expression « Bas-Empire », à laquelle il est toujours demeuré fidèle : il ne lui substitua jamais celle d’Antiquité tardive, et il ne lui associait pas l’idée d’un déclin telle qu’elle fut initiée par l’ouvrage de Lebeau. De plus les débats épistémologiques ne l’intéressaient guère, et il n’a pas cherché à s’impliquer dans le conflit d’idées entre P. Brown et A. Giardina. « De la logique avant tout », me dit-il un jour : « au Haut Empire succéda le Bas Empire, c’est une évidente question de qualification et de chronologie, comme on parle de l’ancien Empire et du nouvel Empire égyptien. » Là encore, la discussion était close. Mais je le soupçonnais de vouloir esquiver le débat. 

Savant digne de la lignée des grands antiquisants allemands, Roland Delmaire était le deuxième enfant d’une fratrie de six. Il naquit le 4 novembre 1941 à Mametz, bourgade du bas pays d’Artois, dont son grand-père paternel et son père furent maires et où l’on parlait plus le picard que le français. Né dans une famille croyante, il fut enfant de chœur, statut qui lui offrait le privilège de quitter l’école lorsqu’il fallait servir les messes de mariage ou d’enterrement.

Il poursuivit une brillante scolarité secondaire à Bouvigny-Boyeffles, au pied des collines de l’Artois, où avait été transféré le petit séminaire d’Arras après sa destruction par un bombardement en 1940. Les conditions de vie du pensionnat étaient redoutables : sanitaires rudimentaires, chauffage minimal, glace à casser parfois pour se laver. L’instruction y était stricte, les maîtres sévères. Mais ils se félicitent des remarquables résultats de l’élève Delmaire en français, versions et thèmes latin et grec, tout comme en histoire-géographie et en allemand et louent une application et une ténacité qui lui permettront de garder les premiers rangs tout au long de ses études secondaires.

Assistant, maître assistant, maître de conférences, professeur d’histoire romaine, à toutes ces étapes d’une carrière qu’il parcourut intégralement à l’Université de Lille – où enseignèrent deux de ses frères, Jean-Marie, professeur de langue et de littérature hébraïques trop tôt disparu, et Bernard, spécialiste d’histoire médiévale –, Roland Delmaire dispensa un enseignement original, rigoureux, n’affirmant jamais rien qui ne fût fondé sur les sources, se gardant de tout propos aventureux : « Roland Delmaire avance avec une prudence de Sioux » disait de lui Cl. Lepelley.

Homme réservé, comme l’avaient déjà noté ses professeurs du petit séminaire, Roland Delmaire ne se livrait pas facilement. Tous ceux qui l’ont approché n’ont pu être, au premier abord, qu’intimidés. Peu expansif, il était bourru et n’aimait guère la médiocrité ; c’était un professeur exigeant, un examinateur scrupuleux qui, à l’oral, terrorisait les candidats : mais il ne mettait jamais vraiment au supplice ceux pour qui, passage obligé des cursus de licence, l’histoire romaine était et demeurait un monde mystérieux. 

Cet homme infatigable, qui, à l’Université, siégea dans de nombreux conseils, était un personnage singulier et, comme en témoignent certains aspects surprenants de sa personnalité qu’il me plaît ici d’évoquer, assurément sympathique. Il avait fait siens deux des éléments de la devise attribuée à W. Churchill : le « no sports » d’abord. De très longue date, il ne pratiquait pas d’activité physique : trop dangereuse à ses yeux et sans doute trop chronophage. Mais il était un lecteur assidu de l’Équipe, dont l’exemplaire du jour dépassait de la poche de son imperméable mastic : au grand étonnement de ses auditeurs, il lui arrivait de le sortir lors de son enseignement de spécialité pour commenter les résultats des Dogues lillois ou du RC Lens. Le « just cigars » ensuite : de cigare il ne fumait pas, mais de cigarillo, oui, qu’il lui arrivait de mâchouiller lorsque, dans son bureau à l’Université, « Bic » bleu à cliquet en mains, il mettait systématiquement en note les articles de la Pauly-Wissowa, dont il avait fait de l’ensemble des volumes un rempart impressionnant. 

Il refusait également certains aspects de ce qu’il est convenu d’appeler la modernité : s’il avait le téléphone, il ne laissait jamais de message sur le répondeur de son correspondant (« je ne parle pas à une machine ! ») et il a refusé, jusqu’à la fin, d’avoir une adresse électronique, car il craignait d’être envahi par des publicités et de voir, disait-il avec un petit sourire narquois, ses précieux travaux en cours pillés. Il accepta néanmoins d’utiliser un ordinateur, mais acheter du papier et de l’encre était une épreuve, et il préférait laisser ses correspondants se débrouiller avec des disquettes 5 pouces et demi.

Habitué de la ligne de chemin de fer Paris-Lille, qu’il fréquenta pendant plus de trois décennies, dans l’atmosphère enfumée du compartiment qu’il partageait avec Claude Lepelley et François Jacques, il pesta contre l’arrivée du TGV, qui réduisant de moitié le temps de trajet, ne lui laissait pas vraiment le temps de lire ou d’annoter articles et ouvrages. Aussi continua-t-il d’utiliser le vieux « Corail » – 2h20 de trajet quand même ! –jusqu’à sa suppression au service 1999-2000. « Roland », lui dis-je un jour, « je t’imaginais bien t’accrochant à la dernière voiture de la dernière circulation pour tenter d’obtenir coûte que coûte la pérennisation du service ! ». Et lui de sourire…

Cet homme discret, qui ne se livrait pas, il fallait le découvrir. Pince sans rire, il lui arrivait souvent de moquer mes opinions politiques et syndicales : mais il m’était impossible de lui en tenir rigueur, tant j’appréciais son humour. Mélomane averti, philatéliste passionné, il était notamment lecteur de romans policiers et de bandes dessinées. Mais là encore, ses goûts étaient classiques, sinon arrêtés : Maigret de Simenon oui, Blake et Mortimer d’Ed. P. Jacobs oui, Chesterfield et Blutch de Cauvin et Lambil oui, mais l’évolution du graphisme des auteurs actuels de Spirou magazine, auquel j’avais vainement tenté de le convertir, non : « ce n’est pas du dessin », me disait-il. Quant au Jérôme Macherot de Boucq, il le laissait de marbre.

Roland Delmaire est décédé : la mort le surprit, le 10 avril 2021, alors qu’il était encore plongé dans le Théodosien. Ce travailleur acharné, qui laisse une œuvre considérable – à côté d’ouvrages fondamentaux, près de 200 articles et plus d’une centaine de comptes rendus– n’aurait guère souffert que l’on prononçât son panégyrique, mais qui, parmi tous ceux qui l’ont côtoyé, ne gardera pas de lui le souvenir d’un professeur scrupuleux, d’un collègue désintéressé, d’un très grand savant et d’un historien accompli joignant à une érudition impressionnante la modestie, la discrétion et la générosité qui sont le propre d’un honnête homme ?

Pierre Jaillette,
Université de Lille

 

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Pierre Jaillette, « Portrait de Roland Delmaire (1941-2021), par Pierre Jaillette », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 2 décembre 2021. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2021/12/02/portrait-de-roland-delmaire-1941-2021-par-pierre-jaillette/>. Consulté le 28 March 2024.