Entretien avec Hélène Normand.
Hélène Normand vient de publier chez Ausonius sa thèse de doctorat récemment soutenue : Les rapaces dans les mondes grec et romain : catégorisation, représentations culturelles et pratiques. Insula a interrogé l’auteur de cette vaste étude.
Christophe Hugot : Nous catégorisons aujourd’hui les rapaces d’une manière assez peu scientifique. Pour nous, un rapace, c’est un oiseau carnivore, ayant des yeux perçants, un bec crochu et tranchant, possédant des serres pour se saisir de ses proies. Qu’en est-il en Grèce et à Rome ? Les Grecs et les Romains ont-ils caractérisé une famille de rapaces ?
Hélène Normand : Effectivement, le terme rapace n’a pas aujourd’hui de pertinence scientifique dans la mesure où il ne correspond pas à un taxon précis dans la systématique actuelle1, laquelle devient par ailleurs, avec les avancées de la phylogénétique, de moins en moins intuitive. Le terme de rapace n’en reste pas moins utilisé, par les ornithologues tout comme par les non-ornithologues, comme un vocable pratique pour désigner un ensemble d’oiseaux présentant des ressemblances phénotypiques facilement visualisables. Il s’agit en effet d’oiseaux, diurnes ou nocturnes, pourvus d’un bec crochu et de serres recourbées − cette morphologie particulière étant associée à un régime alimentaire carnivore.
L’un des objectifs de cet ouvrage est précisément de s’interroger sur l’existence d’une catégorie de rapaces dans l’Antiquité. Dans le monde grec, les gampsônykhes (littéralement : les < oiseaux > aux griffes recourbées) correspondent très précisément ce que nous appelons aujourd’hui des rapaces, et on notera que le terme est employé non seulement par des auteurs de traités zoologiques comme Aristote mais aussi par des non-spécialistes. Dans le monde romain, où il n’existe pas de lexème courant qui désignerait une catégorie d’oiseaux de proie, les choses sont en revanche assez floues. La distinction entre oiseaux diurnes et oiseaux nocturnes est très nette, et par ailleurs, parmi les rapaces diurnes, on ne peut observer que des regroupements partiels d’oiseaux de proie. Les oiseaux semblent classés par les Romains de façon assez fluctuante en fonction des circonstances et de la perspective adoptée.
Ch. Hugot : Quelles sont les sources utilisées pour étudier les rapaces en Grèce et à Rome ?
H. Normand : Ce livre repose essentiellement sur une analyse des sources écrites, avec un corpus s’étendant d’Homère à la fin de l’Antiquité. Les bases de données, comme le TLG ou la Library of Latin Texts notamment, permettent de recenser aisément les mots-clés, et de cibler les textes où il est question de rapaces : traités techniques, mais également œuvres fictionnelles ou poétiques. En effet, l’ouvrage a moins pour but de définir l’étendue du savoir zoologique des Anciens concernant les oiseaux de proie que de s’interroger plus généralement sur la façon (ou les façons) dont on percevait ces oiseaux, en se penchant sur les classements savants ou populaires, et en se demandant quelle place occupaient les rapaces dans l’imaginaire ainsi que dans la vie quotidienne. Dans cette perspective, il n’était évidemment pas question de s’en tenir aux seuls textes zoologiques. Les mentions de rapaces dans une épigramme ou un ouvrage historique, par exemple, étaient tout aussi dignes d’attention, révélant les oiseaux sous un autre jour.
Les sources figurées (céramique, sculpture, numismatique, mosaïque, etc.) ont également été prises en compte, même si la part de l’iconographie est variable en fonction des oiseaux étudiés. Ainsi, si l’on trouve beaucoup d’aigles ou de chouettes, il est beaucoup plus difficile de trouver des représentations de vautours, par exemple. Précisons également que l’iconographie n’a pas seulement une fonction d’illustration mais permet de compléter utilement les sources textuelles. À titre d’exemple, on découvre sur certains vases que la fameuse chouette compagne d’Athéna n’était pas toujours perçue comme une Chevêche, comme on le dit trop souvent, mais qu’elle pouvait être représentée sous les traits d’une Effraie des clochers − ce dont on ne peut se rendre compte par l’étude des textes.
Enfin, quoique dans une moindre mesure, l’archéozoologie et l’épigraphie ont pu fournir quelques données intéressantes.
Ch. Hugot : Quand on pense aux rapaces dans l’Antiquité, les images de l’aigle et de la chouette nous viennent spontanément à l’esprit. Pouvez-vous nous résumer leur symbolique en Grèce et à Rome ?
H. Normand : L’aigle est un animal généralement admiré, possédant une double symbolique, royale et guerrière. En Grèce, à l’époque classique, l’aigle apparaît cependant surtout comme le symbole du Grand Roi. Ce n’est qu’après la victoire d’Alexandre sur l’empire perse que la symbolique de l’aigle souverain se développe, dans le cadre des monarchies hellénistiques.
L’image de l’aigle se trouve en revanche étroitement associée à l’Vrbs dès les débuts de l’histoire de Rome, la symbolique de l’oiseau se recyclant, en quelque sorte, au gré des changements de régimes politiques. De la double image de l’aigle, à la fois roi et guerrier, la première s’effacera après la période monarchique, tandis que la seconde sera mise en avant. Sous la République, loin d’être éclipsé, l’aigle reste donc une figure animale de premier plan, l’un des emblèmes des légions, avant de devenir à l’époque de Marius leur emblème exclusif. Enfin, sans doute en partie sous l’influence hellénistique, l’image de l’aigle redevient un symbole de pouvoir personnel sous l’Empire.
Le cas des rapaces nocturnes est plus complexe. En tant que compagne d’Athéna, la chouette (glaux) jouit globalement d’une bonne réputation, non seulement auprès des Athéniens, qui la considèrent comme l’emblème de leur cité, mais plus généralement dans tout le monde grec. Toutefois, les Grecs n’ont pas manqué de remarquer que cet oiseau avait peu de qualités intrinsèques, ne se définissant ni par sa vaillance, ni par une sagesse particulière. Si la chouette est devenue la compagne d’une déesse à la fois sage et guerrière, il s’agit finalement d’un paradoxe sur lequel les textes s’interrogent. La chouette n’est cependant pas dépourvue d’un certain pouvoir de fascination, et dans l’ensemble, c’est avec sympathie que les Grecs considèrent cet oiseau.
La situation est bien différente dans le monde romain, où l’on a trois zoonymes courants pour désigner les rapaces nocturnes − noctua, bubo et strix − auxquels sont attachées des connotations fort variées. La noctua, équivalent de la glaux, est l’oiseau de Minerve et partage peu ou prou la même réputation que son alter ego grec. Sans être spécialement pourvue de qualités, elle n’a en tout cas rien d’effrayant. Il n’en va pas de même du funeste bubo et de la redoutable et légendaire strix, qui apportent le malheur avec eux. Ces deux inquiétants oiseaux de nuit sont liés à des pratiques magiques maléfiques. Le bubo, dont l’existence est bien réelle, présagerait la mort. Quant à la strix, elle est réputée tuer les enfants. Si ce dernier oiseau est purement imaginaire, il n’est pas anodin que l’on ait choisi de donner la forme d’un rapace nocturne à une telle créature.
Ch. Hugot : Quels autres rapaces volent dans le ciel grec et romain ?
H. Normand : Outre l’aigle et les rapaces nocturnes (chouettes ou hiboux), les autres rapaces ayant une grande importance culturelle dans les mondes grec et romain sont le vautour, le petit rapace diurne (faucon ou épervier, que les Grecs et les Romains appellent d’un terme unique) ainsi que le milan.
Pour résumer la galerie de portraits de ces oiseaux, on pourrait dire que les rapaces diurnes se divisent entre le bon, qui est l’aigle, la brute, qui est l’épervier, et le truand, qui est le milan, sans oublier le vautour, qui sert en quelque sorte de croque-mort.
Ch. Hugot : Vous traitez des rapaces sur une très longue période, embrassant la culture grecque et romaine. Perçoit-on chaque rapace d’une manière similaire en Grèce et à Rome ?
H. Normand : Grecs et Romains partagent en partie la même vision de certains oiseaux, mais avec certaines nuances qu’il est intéressant de noter. Ainsi, si l’aigle apparaît comme un animal extrêmement valorisé, les textes grecs le mettent parfois en scène sous un jour moins favorable, tandis que les Romains, qui ont fait de cet oiseau leur emblème, en donnent une image plus uniformément positive. Les vautours inspirent aux Romains comme aux Grecs essentiellement de la répulsion, mais ils jouent néanmoins un rôle fondamental − et positif − dans l’épisode de la fondation de Rome, lors de la prise d’auspices permettant de déterminer l’emplacement du site. Leur image apparaît donc plus nuancée que dans le monde grec. Aux petits rapaces, Grecs et Romains attribuent plus ou moins les mêmes qualités et les mêmes défauts, mais dans des proportions différentes.
En revanche, la différence entre mentalités grecques et mentalités romaines est très nette à propos des rapaces nocturnes : si la chouette, oiseau d’Athéna, suscite la sympathie des Grecs, les oiseaux de nuit sont en revanche essentiellement perçus par les Romains comme de mauvais présage et suscitent la crainte.
On remarquera enfin qu’au sein d’une même aire culturelle, l’image des différents types de rapaces est globalement restée stable dans le temps. C’est essentiellement à la fin de l’Antiquité que l’on note un bouleversement dans les représentations, avec le développement de la fauconnerie, qui, en introduisant de nouvelles relations avec les rapaces, modifie également la vision que l’on en avait, ainsi qu’avec l’essor du christianisme qui, tout en reprenant bien des thèmes de la zoologie antique, modifie parfois en profondeur le symbolisme que possédaient les animaux dans le monde polythéiste.
Ch. Hugot : Y a-t-il des rapaces cités par les anciens qui résistent à une identification ?
H. Normand : Il existe effectivement un certain nombre de termes rares, parfois des hapax, pour lesquels les textes ne donnent pas suffisamment de renseignements pour que l’on puisse être sûr qu’ils renvoient véritablement à des rapaces. D’autres termes peuvent vraisemblablement être considérés comme des noms de rapaces, comme harpasos en grec, qui signifie le ravisseur, mais on ne peut pas toujours pousser plus loin l’identification, car les textes ne donnent pas de renseignements suffisamment précis.
Il est ainsi parfois difficile d’identifier un terme parce que les auteurs qui l’emploient ne jugent pas utile de décrire l’oiseau. Mais il existe aussi des termes qui posaient problème aux Anciens eux-mêmes. Ainsi, parmi les rapaces qui apparaissent chez Homère, on trouve notamment l’aigypios, la phênê et la harpê. Dès l’époque classique, ces termes ont disparu de la langue courante, mais sous l’influence des poèmes homériques, leur emploi a perduré dans la littérature et certains auteurs s’interrogent sur ces oiseaux. Il s’agit de rapaces, mais lesquels ? L’aigypios est-il un aigle ou un vautour ? En réalité, les Grecs eux-mêmes ne le savent plus, et si le mot reste utilisé dans la littérature, c’est parce qu’il est chargé de réminiscences littéraires. En ce cas, les tentatives d’identification zoologique précise se révèlent vaines, ce qui n’empêche pas que le zoonyme puisse être associé à une image culturelle bien déterminée.
Enfin, on notera que certains zoonymes peuvent changer de sens. Ainsi, noctua, en latin, peut avoir tantôt un sens spécifique désignant une espèce précise de rapace nocturne, tantôt un sens générique désignant n’importe quel rapace nocturne. Du côté grec, on peut prendre l’exemple de la phênê et de la harpê. Homère ne dit pas grand-chose de ces rapaces. Dans les emplois post-homériques, les termes sont associés à une image culturelle précise mais n’ont qu’un référent zoologique flou (on sait simplement qu’il s’agit de rapaces). Toutefois, à l’époque impériale, ces deux zoonymes ont parfois été réutilisés avec une signification zoologique spécifique, pour désigner très précisément le Gypaète barbu, dans des textes qui décrivent précisément l’apparence ou le comportement de ce rapace.
Ch. Hugot : Quels usages les anciens faisaient-ils des rapaces ?
H. Normand : Certains textes parlent de l’utilisation de plumes de grands rapaces comme cure-dents − les plumes d’aigle étant plus recommandées pour cet usage que celles de vautours, lesquelles donnent, paraît-il, mauvaise haleine. On pouvait également se servir de telles plumes pour nettoyer les ruches des abeilles ou pour empenner les flèches des archers. Des témoignages archéologiques témoignent par ailleurs que les os de vautours ont pu, au moins occasionnellement, servir à fabriquer des flûtes.
Il existe également quelques attestations de chasse aux rapaces, dont les motivations ne sont pas toujours précisées. On sait que certaines espèces de rapaces (notamment les petits-ducs ou certains faucons) ont parfois pu être consommées, mais la place des rapaces dans l’alimentation reste cependant marginale. La pharmacopée, dans laquelle figurent tous types d’animaux, mentionne également ces oiseaux, qui peuvent entrer dans la composition de nombreux médicaments ou potions aux vertus médico-magiques.
Les rapaces sont par ailleurs très présents dans l’oisellerie comme auxiliaires de chasse. Ces prédateurs ont en effet la particularité d’attirer à eux les petits oiseaux, ce qui permet aux oiseleurs de les attraper plus facilement. L’utilisation de rapaces nocturnes pour attirer le gibier à plume est ancienne et remonte à l’époque archaïque ; celle des petits rapaces diurnes n’est en revanche pas attestée avant l’époque impériale. Quant à la fauconnerie, technique bien différente où l’oiseau joue un rôle actif en attrapant lui-même les proies, elle ne fait son apparition dans l’aire culturelle qui nous intéresse qu’à la toute fin de l’Antiquité.
Par ailleurs, certains rapaces peuvent également donner des renseignements météorologiques, mais les hommes se fondent évidemment, pour faire leurs pronostics, sur le comportement d’animaux qu’ils pouvaient facilement observer. Ce sont donc plutôt les oiseaux de proximité qui étaient utilisés en ce domaine, et parmi les rapaces, la chouette ou le faucon, d’observation plus aisée, figurent parmi les oiseaux météorologues, à la différence de l’aigle.
La place des rapaces dans la divination est plus importante. Cependant, les oiseaux de proie sont loin d’être les seuls oiseaux observés dans l’ornithomancie grecque, les devins n’ayant pas, semble-t-il, défini de liste close d’oiseaux prophétiques. Les choses sont différentes dans le monde romain, où les augures avaient apparemment défini en nombre limité les espèces d’oiseaux pouvant donner des présages par leur vol ou par leur chant. Parmi les oiseaux auguraux des Romains, les rapaces figurent en bonne place : on y trouve un bon nombre de rapaces diurnes (notamment aigle, vautour, buse) ainsi que la chouette, auxquels il faut cependant ajouter les corvidés et les pics.
Ch. Hugot : Existe-t-il un décalage important entre nos connaissances sur les rapaces et celles des anciens ?
H. Normand : Oui, évidemment, on connaît plus de choses aujourd’hui, mais dans l’ensemble, les connaissances zoologiques des Anciens sur les rapaces sont impressionnantes et généralement fondées − sauf quand, dans certains textes, des considérations culturelles viennent interférer avec les connaissances zoologiques. Ainsi, pour valoriser l’image de l’aigle, certains auteurs comme Pline ou Élien mettent aux prises le rapace avec des proies démesurément grosses, comme le cerf ou le taureau, qui ne font pas normalement partie des proies de cet oiseau. Par ailleurs, l’importance du thème du combat de l’aigle et du serpent, qui relève d’une observation fondée (certains aigles sont en effet de grands consommateurs de serpents) donne lieu à un « épisode » supplémentaire, où l’on voit le serpent chercher à dévorer les œufs de l’aigle, mais il est en réalité douteux qu’une telle entreprise de prédation ait jamais été observée.
D’autres scènes, qui paraissent à première vue inventées pour leur valeur dramatique, sont en revanche fondées. Il en est ainsi des histoires où l’aigle pêcheur finit noyé par sa proie, qui l’entraîne au fond de l’eau. On connaît effectivement des cas où des balbuzards pêcheurs ont été noyés en tentant d’attraper un trop gros poisson. L’histoire de l’aigle dont le bec s’accroîtrait tellement dans sa vieillesse qu’il ne pourrait plus se nourrir ne relève pas non plus entièrement de la légende. De fait, chez tous les oiseaux, le bec, qui s’use par frottement, est soumis à un renouvellement constant, mais lorsqu’il ne travaille pas assez, il est effectivement susceptible de s’allonger de façon anormale. Il est probable que ce soit l’observation d’une telle anomalie chez un individu qui ait donné lieu à cette affirmation générale.
Il est particulièrement intéressant, dans les textes antiques décrivant quelque fait surprenant, de tenter de démêler ce qui relève au moins en partie de l’observation zoologique de ce qui tient de la reconstruction symbolique.
Références du livre
Hélène Normand
Les rapaces dans les mondes grec et romain :
catégorisation, représentations culturelles et pratiques
(Scripta Antiqua ; 80)
Ausonius, 2015
732 pages, ill. en noir et en couleur
ISBN 978-2-35613-142-3
- Voir sur le site de l’éditeur : ausoniuseditions.u-bordeaux-montaigne.fr
- Selon la systématique actuelle, les différentes espèces de rapaces se répartissent en trois ordres : les Falconiformes et les Accipitriformes regroupent l’ensemble des rapaces diurnes, tandis que les Strigiformes rassemblent l’intégralité des rapaces nocturnes. [↩]
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « Les rapaces dans les mondes grec et romain », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 24 novembre 2015. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2015/11/24/les-rapaces-dans-les-mondes-grec-et-romain/>. Consulté le 21 November 2024.
Pingback : Les rapaces dans les mondes grec et romain | Bi...
Pingback : Le doctorat sur les rapaces | Histoires d'universités