Alors que naissent, et meurent, chaque jour des héros qui nourrissent l’imaginaire de nos enfants, depuis les mangas jusqu’aux romans de fantaisie en passant par tous les jeux virtuels possibles, la traversée des temps et des espaces réalisée par les héros de la mythologie grecque laisse à penser. Oui, Ulysse, par exemple, reste une figure marquante pour les plus jeunes. Preuve en est les récentes publications qui ont le mérite d’être destinées à la jeunesse, mais de charmer aussi les plus avertis. Focus sur deux ouvrages qui offrent une lecture de l’Odyssée : Ulysse aux mille ruses, d’Yvan Pommaux, paru en octobre 2011 à L’école des Loisirs et Les carnets d’Ulysse, de Stéphane Frattini et Quentin Duckit, 2011, aux éditions Milan.
Ulysse aux mille ruses, Yvan Pommaux
Yvan Pommaux est bien connu de ceux qui fréquentent les livres pour la jeunesse1. Cet auteur et illustrateur s’était déjà confronté aux contes et légendes fondateurs de notre imaginaire, dans un album qui détournait le Petit Chaperon Rouge, à savoir le délicieux John Chatterton, détective (L’école des loisirs), ou dans J’veux pas y aller (Bayard jeunesse) qui faisait rencontrer le quotidien d’un jeune garçon et le mythe d’Atalante. Mais depuis 2007, Yvan Pommaux s’attache à faire revivre la mythologie grecque dans des albums dont le grand format est propice à une immersion dans un monde fantastique. Le dernier né est donc consacré à Ulysse.
Dès la première de couverture, Yvan Pommaux rend à Homère ce qui appartient à Homère en précisant que son album est redevable de l’Odyssée. Effectivement, à l’exception d’un préambule et d’un épilogue, l’album suit assez scrupuleusement le poème homérique. Le préambule montre un adulte qui raconte à deux enfants une histoire. C’est l’occasion de rappeler que ces mythes ont été élaborés au fil des siècles par des aèdes, et qu’Homère aurait composé ses deux poèmes au VIIIe siècle. Évidemment, ces premières pages posent de nombreux problèmes pour un lecteur averti, notamment par tout ce qu’elles taisent ou semblent accepter comme évident,2 mais elles ont le mérite de donner des repères à des enfants pour qui la chronologie n’est pas toujours claire et serait peut-être même utile à de jeunes bacheliers !
La suite de l’album nous fait glisser dans un autre monde, celui de l’Odyssée, sur laquelle s’appuient les textes, de manière très claire, sans être simplistes. Le cœur de l’album est ainsi consacré aux récits qu’Ulysse fait de ses aventures chez les Phéaciens : longue narration, aux illustrations riches d’invention. La double page, narrant le départ de Troie, les Cicones et les Lotophages, sans les représenter, laissant par conséquent la force de l’imaginaire combler ces vides, est très réussie : seuls les bateaux évoquant les retours, les nostoi, suggèrent le souci qui animait les héros, celui de retrouver chacun sa patrie. Les épisodes sont alors plus ou moins développés : le Cyclope, qui a des résonances particulières dans notre imaginaire,3 à la fois ogre et monstre, mais aussi responsable, par sa malédiction, des errances à venir, reçoit un traitement particulièrement détaillé, tout comme les monstres, les sirènes, ou Scylla, où l’on ressent plus un plaisir du dessin, de la part d’Yvan Pommaux, que la volonté d’imiter, ou de reproduire des images traditionnelles. Les scènes à Ithaque sont tout aussi savoureuses : le meurtre des prétendants, par exemple, est assez frappant, plus encore que le fameux exploit du tir à l’arc : amoncellement de corps, avec pour texte un écho poétique au chant 22 de l’Odyssée, vers 383 :
« Rien de grand à leurs pieds, rien de glorieux… Des poissons aux ouïes sanglantes échoués sur une grève… »
que l’on comparera à la traduction de Philippe Jaccottet4 :
« Mais il (Ulysse) les vit bien tous dans le sang et dans la poussière,
tombés nombreux, tels des poissons que les pêcheurs
ont tiré des eaux grises jusqu’aux trou du rivage
dans un filet de mille mailles »
Les dernières pages présentent d’une part, une carte qui reprend les travaux de Bérard sur la géographie de l’Odyssée, peut-être pas indispensable, Yvan Pommaux montrant largement dans son interprétation du poème la dimension imaginaire de ces récits, d’autre part un index qui complète l’album, avec un certain humour : nous relèverons notamment l’étymologie de l’adjectif « hermétique », p.76, dans l’article consacré à Hermès, qui « est aussi l’inventeur de la fermeture « hermétique », qui, de nos jours encore, permet de conserver les haricots sous vide. » Effectivement, l’adjectif vient du nom de ce dieu, mais il semble attesté que la fermeture hermétique, c’est-à-dire impénétrable, fasse référence aux alchimistes et à leurs pratiques occultes, Hermès Trimégiste étant considéré comme dieu de l’alchimie. C’est dans la première moitié du XIXe siècle que l’adjectif aurait pris le sens de « difficile à comprendre », comme dans l’hermétisme, d’où, ensuite le sens d’étanche.
Album riche, donc, et qui amène beaucoup de questions qui ne peuvent qu’enrichir de jeunes lecteurs, non seulement dans leur culture, mais aussi dans la construction de leur imaginaire.
Les carnets d’Ulysse, Stéphane Frattini et Quentin Duckit
Un auteur, Stéphane Frattini, qui s’est frotté à toute sorte d’albums pour enfants, et un illustrateur, fraîchement diplômé, Quentin Duckit, s’associent pour raconter à leur manière l’histoire d’Ulysse. Pour le fond, rien de nouveau… Homère, pour seul horizon, mais cette manière de revenir sur ces mythes mérite qu’on y consacre un peu de temps.
L’album crée, pour commencer, une fiction : l’objet que le lecteur a en main constitue les carnets qu’Ulysse a rédigés au fil de ses aventures, tombés entre les mains des deux auteurs qui se sont chargés de les restaurer. La corde nouée autour du livre, la couverture qui imite le cuir et la typographie qui se rapproche d’un manuscrit autographe concourent à cette illusion.
En ce qui concerne l’auteur, Stéphane Frattini, cette idée de faire relater par Ulysse lui-même ses aventures est assez féconde : ce n’est pas l’Odyssée qui est adaptée, mais le Cycle troyen, du point de vue d’Ulysse. Pas de Télémachie, donc, mais le récit du départ pour Troie, puis, en suivant la chronologie, l’élaboration du cheval, avec des plans amusants, la chute de Troie, et le retour. Les carnets sont rédigés au jour le jour, ce qui a pour conséquence de bouleverser l’ordre narratif de l’Odyssée. Les grandes aventures ne seront pas narrées par Ulysse chez les Phéaciens, mais racontées par le héros, au fil de ses expériences. Ulysse s’adressera alors souvent à Pénélope et à Télémaque, dans des plaintes lyriques qui rappellent parfois le roman de Charles Ficat, La colère d’Achille où c’est Achille qui prenait la parole depuis les enfers5. Parfois, c’est le souvenir d’Achille qui hante le roi d’Ithaque. Les textes rédigés in vivo, pour ainsi dire, prennent un rythme enlevé, les aventures relatées avec détails, quitte à donner quelques informations mythologiques, pour compléter les connaissances des lecteurs. Tous les épisodes apparaissent, ponctués par les indications de temps, en jours, ou en années, passées chez Calypso, notamment et les rencontres féminines n’occultent pas la difficulté pour Ulysse parfois de rentrer. Elle est belle, Calypso, et c’est « plaisir d’entendre une nouvelle fois son rire cristallin », comme était douce, Circé.
Mais on ne pourrait restreindre l’album à ses textes quand bien même toutes les astuces pour les mettre en valeur sont employées6. Les illustrations sont tout aussi intéressantes. Les dessins sont très riches, tantôt issus de l’imaginaire de Quentin Duckit, tantôt inspirés de l’iconographie ancienne : on reconnaît bien les sirènes, mais aussi parmi les athlètes7, le sauteur. Ces dessins sont attribués, évidemment à Ulysse qui reproduit ce qu’il voit, ses plans, ses représentations du monde, et quelquefois, il prête son crayon : Circé, par exemple, le dessine au bain, ce qui fait craindre à Ulysse la réaction de Pénélope, quand elle le verra ainsi.
De l’humour, donc, aussi… Des clins d’œil au poème homérique8 et quelques anachronismes : le plus flagrant, peut-être, outre l’incongruité du projet-même de carnet9, concerne la mention des jeux olympiques, quand Ulysse fait mention de la course, aux jeux organisés par Alcinoos. Rappelons donc que l’on date les premiers jeux à l’année 776 avant J.C., alors que la chute de Troie est datée par les Anciens au XIIe siècle avant J.C.10.
Ces deux albums sont donc radicalement différents, dans leur choix d’écriture et d’illustration, mais sont néanmoins efficaces. Ni l’un, ni l’autre n’imagine vraiment la vie d’Ulysse à Ithaque… Le jeune lecteur pourra sans doute imaginer d’autres voyages, avant, souhaitons-le, de revenir à l’Odyssée …
Références des livres
- Yvan Pommaux, Ulysse aux mille ruses, Ecole des Loisirs, 2011. Site de l’éditeur.
- Stéphane Frattini et Quentin Duckit, Les carnets d’Ulysse, Milan, 2011. Site de l’éditeur.
- cf. Le dossier « Agammemon », note 1 [↩]
- La représentation, par exemple, d’Homère, aveugle, avec ce qui ressemble à des manuscrits griffonnés peut faire frémir… même si la dernière double page, en guise d’épilogue revient sur ces questions, très rapidement… [↩]
- A relire sans doute avec, à la main, l’ouvrage de Vladimir Propp, La Morphologie de conte, 1928 [Voir notice]. [↩]
- L’Odyssée d’Homère, traduction de Philippe Jaccottet, 1992, éditions La découverte [Voir notice]. [↩]
- La colère d’Achille, Charles Ficat, 2006, éditions Bartillat [↩]
- Mots soulignés, mots en gras, ratures, corrections visibles et calligrammes sont pratiqués dans le volume. A ce ce titre, la double page appelée Les vents contraires est tout à fait réussie, avec ses vents de mots. [↩]
- Chapitre Le héros des jeux [↩]
- Cf. le dernier chapitre, Le temple d’Achille : « Au cours des années passées, j’ai vu beaucoup de villes, j’ai découvert beaucoup d’usages, et souffert beaucoup d’angoisse en mon âme… » [↩]
- A la fois, dès l’Antiquité, le Pseudo-Hérodote, dans la biographie qu’il consacre à Homère, prétend que le poète, lors de ses voyages prenait des notes… [↩]
- Même si ces datations sont discutées, dès l’Antiquité, évitons les confusions ! [↩]
Lire aussi sur Insula :
Marie-Andrée Colbeaux, « Ulysse, héros immortel », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 10 décembre 2011. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2011/12/10/ulysse-heros-immortel/>. Consulté le 21 November 2024.
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