La comédie Les Nuées d’Aristophane a t-elle contribué à faire condamner Socrate ? L’article « Did comedy kill Socrates? » de Stephen Halliwell, professeur de grec à l’Université St Andrews, publié en décembre 2015 sur le blog de l’éditeur Oxford university Press « OUPblog », montre que ce n’est pas si simple. La traduction française inédite est réalisée pour Insula par Margaux Pirog, étudiante en Master « Traduction Spécialisée Multilingue »-TSM, de l’Université de Lille SHS.
Contrairement aux autres billets publiés par « Insula », les traductions issues de « OUPblog » ne sont pas publiées sous une licence en libre accès.
Pour l’histoire culturelle, 2015 fut une année marquante : celle du 2500e anniversaire de la « naissance » officielle de la comédie. C’est en 486 av. J-C que des pièces de théâtre appelées comédies (au sens étymologique : « chants de célébration ») furent pour la première fois intégrées dans le programme des festivités printanières des Grandes Dionysies à Athènes. Même si les pièces comiques, en partie improvisées, étaient déjà bien ancrées dans la culture populaire à Athènes, ce ne fut qu’en 486 que la comédie devint, avec la tragédie, (qui occupait déjà une place plus ancienne dans les festivals athéniens) l’un des deux archétypes majeurs du théâtre. Au fil du temps, le concept de la comédie a évolué d’une forme d’expression artistique à une façon de penser ou à une philosophie de vie en général.
Pourtant, si la comédie est depuis lors un élément indispensable dans la vie aussi bien que dans l’art, elle a également toujours suscité la controverse et posé problème : cette source de rires et de divertissement comporte une facette plus sombre, pouvant s’avérer malsaine, qui découle du pouvoir du rire collectif dans le but de blesser et d’humilier. Au cours de l’histoire de la comédie, on a souvent tenté de limiter ou d’interdire le pouvoir de la moquerie et de la satire, que ce soit dans le cadre du théâtre ou non. Même dans l’Athènes antique, là où la culture avait donné à la comédie une place de prestige dans les festivals publics, on craignait régulièrement que les moqueries visant les institutions et les politiques démocratiques ne dépassent le seuil de tolérance de la ville.
Cependant, il serait naïf de penser que la liberté de rire, dès qu’elle est en jeu, prend toujours pour cible ceux qui sont au pouvoir. La comédie peut tout aussi bien s’adresser au peuple, se trouver du même côté que la majorité, et être contre les individus ou groupes d’individus qui ne s’intègrent pas ou qui n’entrent pas dans le moule. Une des premières affaires fascinantes illustrant ces problèmes et constituant un précédent est celle de la pièce d’Aristophane, Les Nuées, mise en scène en 423 av. J-C. Cette pièce présente le philosophe Socrate comme un personnage distant et hautain, qui rejette la religion grecque traditionnelle pour vénérer ses propres divinités, et qui dirige une école particulière (le Pensoir), dans laquelle il enseigne des idées contraires à la morale traditionnelle. La pièce Les Nuées serait-elle donc une comédie malveillante contre les intellectuels ? Peut-être a-t-elle contribué à alimenter l’hostilité populaire contre Socrate et même conduit à sa terrible exécution en 399 av J-C après avoir été accusé de rejeter les dieux d’Athènes et de corrompre la jeunesse. Le pouvoir de la comédie peut-il atteindre de tels extrêmes ?
En ce qui concerne ces interrogations, deux éléments en particulier ont marqué l’histoire de manière assez troublante. Tout d’abord, la version des Nuées que l’on connaît aujourd’hui se termine par l’incendie du Pensoir (entraînant également la « mort » de Socrate et de ses élèves, comme certains le supposent), incendie provoqué par un Athénien mécontent qui pense avoir été trompé par Socrate. Selon des critiques de la pièce, cet épisode représente une incitation à la violence contre les intellectuels dangereux. Le second élément est un célèbre passage de l’Apologie de Socrate, par Platon, une version romancée du plaidoyer de Socrate lors de son procès, pendant lequel le philosophe déclare que ses accusateurs sont trop nombreux pour qu’il puisse les nommer, « à l’exception d’un certain faiseur de comédie ». Plus loin dans le texte, Socrate fait explicitement référence à la pièce Les Nuées, dans laquelle, précise-t-il, il est dit qu’il « se promène dans les airs et autres semblables extravagances ». Nous sommes donc en présence d’un document écrit peu de temps après la mort de Socrate qui prouve que la pièce d’Aristophane a contribué à alimenter les préjugés hostiles et anti-intellectuels qui ont conduit à la condamnation à mort de Socrate. Mais est-ce vraiment le cas ?
Un premier problème se pose : Platon a écrit l’Apologie de Socrate environ 25 ans après la seule et unique représentation des Nuées. En 423 av. J-C, Platon n’était âgé que de quatre ans environ, et il est donc impossible qu’il ait pu percevoir la façon dont la pièce avait été reçue à cette époque, (et l’on sait d’ailleurs que ce fut une sorte d’échec théâtral). Durant ces vingt-cinq années d’intervalle, une grande partie des personnes qui avaient assisté à la représentation des Nuées devaient être décédées, (et devaient notamment faire partie des pertes considérables causées par la guerre du Péloponnèse). Par conséquent, les jurés qui ont condamné Socrate en 399 avaient très peu de chances, voire aucune, de connaître la comédie d’Aristophane.
Cette hypothèse peut cependant être réfutée. Il est probable qu’en atteignant l’âge adulte Platon apprenne tout ce que l’on pouvait dire de Socrate, et qu’il ait ainsi pu observer comment l’influence insidieuse des Nuées avait nui à la réputation du philosophe parmi ses concitoyens athéniens. Pour quelle autre raison aurait-il inclus ces passages dans l’Apologie de Socrate ? Mais les choses ne sont pas si simples : même les intellectuels peuvent être influencés par la propagation d’idées reçues et faire preuve d’un manque d’esprit critique. Si l’on relit ces passages de l’Apologie de Socrate avec plus de discernement et en prenant en compte le contexte et les nuances, toute influence des Nuées sur l’opinion populaire à propos de Socrate cesse d’être évidente. En réalité, la suite du premier passage consiste à opposer Aristophane, le faiseur de comédie anonyme, et ceux qui ont accusé Socrate de façon malveillante. Le second passage, quant à lui, se sert des Nuées pour faire comprendre que c’est précisément à un monde d’« extravagances » comiques qu’appartiennent certaines idées reçues sur Socrate.
Il est en effet peu probable que le véritable Socrate ait mentionné Les Nuées lors de son procès : rien ne le suggère dans l’Apologie de Socrate, par Xenophon, une autre version de son plaidoyer. Mais quelles que soient les raisons pour lesquelles Platon a inclus ces passages, on ne peut pas les utiliser pour démontrer que la comédie a contribué à « tuer » Socrate ; on ne peut que constater que la pièce d’Aristophane dépeignait une image fausse et ridicule du philosophe. Mais que peut-on dire de la fin des Nuées et de l’incendie du Pensoir ? Cela ne prouve-t-il pas que l’œuvre incitait le peuple à s’opposer aux intellectuels ?
Non, pas du tout. Il s’agit d’une pièce de pantomime (le texte prouve que Socrate et ses élèves réussissent bel et bien à s’échapper), dont la signification dramatique n’émerge qu’après avoir lu l’intégralité de la pièce et après avoir jugé la personnalité du nigaud d’Athènes, Strepsiade, qui provoque l’incendie. Strepsiade fait lui-même l’objet de moqueries impitoyables en raison de son ignorance et de sa stupidité, au moins autant que Socrate est caricaturé pour son hyper-intellectualisme. Une grande partie de la pièce oblige les spectateurs à « comprendre » des concepts intellectuels que Strepsiade, lui, ne comprend pas, ce qui invite les spectateurs à mieux apprécier le fossé absurde entre l’intellectuel et l’ignorant, et non pas à se rallier à la cause de l’un ou de l’autre. De par sa nature, la comédie aristophanesque, mélange enivrant de fantaisie et de satire, est bien trop subtile pour être réduite à un programme constant. Elle a comme objectif ambitieux de faire rire à propos de n’importe quel sujet, ou presque. Mais ce n’est pas cela qui a poussé les Athéniens à tuer Socrate, car Aristophane n’aurait jamais pu prévoir les circonstances très différentes dans lesquelles cet événement tragique s’est produit.
Traduction réalisée par Margaux Pirog,
étudiante du Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université de Lille, SHS.
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Lire aussi sur Insula :
Stephen Halliwell, « La comédie a-t-elle tué Socrate ? », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 16 août 2017. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2017/08/16/la-comedie-a-t-elle-tue-socrate/>. Consulté le 14 December 2024.
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