Le Papyrus de Lille à la croisée des chemins.
Florence Klein, Maître de conférences en littérature et langue latines à l’université Lille3, a prononcé la conférence inaugurale lors du vernissage de l’exposition réalisée à l’université Lille 3 autour d’un papyrus de Lille, exposant son contenu et l’importance qu’a eue sa découverte pour la connaissance du poème de Callimaque et des chemins tortueux qu’ont tracés, en son nom, les poètes romains. Nous en reproduisons ici le propos destiné à un large public.
« Callimaque appartient tout autant à l’histoire littéraire de Rome qu’à l’histoire littéraire grecque »
Si Callimaque est un poète hellénistique, qui composa ses œuvres en grec et vécut à Alexandrie, pourquoi vous emmener à Rome pour cheminer avec lui ? Et d’ailleurs, pourquoi sont-ce des enseignants-chercheurs latinistes qui ont voulu remettre à l’honneur ce papyrus de Lille, venu d’Égypte, écrit en grec ? Parce que, d’une certaine manière, Callimaque est un auteur aussi important pour la littérature romaine que pour la littérature grecque.
De fait, c’est souvent en cours de latin que les étudiants font sa connaissance : ils entendent en général parler de cet auteur pour la première fois quand le cours porte sur Catulle, qui a traduit en latin le poème de Callimaque intitulé la « Boucle de Bérénice », quand on travaille sur la sixième bucolique de Virgile et sa transposition − en apparence si proche et pourtant infidèle − du prologue des Aitia, quand ils lisent les satires d’Horace, ou encore les élégies de Properce et d’Ovide qui clament à l’envi que Callimaque a inventé le genre de l’élégie érotique telle qu’ils la pratiquent. Tous ces poètes romains s’inscrivent dans une tradition qu’ils associent étroitement à Callimaque, et en cela on pourrait affirmer, de manière un peu provocatrice, que Callimaque appartient tout autant à l’histoire littéraire de Rome qu’à l’histoire littéraire grecque.
Callimaque à Alexandrie
Avant de considérer sa réception à Rome, je commencerai cependant par le situer dans son époque. Callimaque est un poète hellénistique − c’est-à-dire qu’il vécut au IIIe s. av. J.-C. dans la période qui suivit la mort d’Alexandre le Grand, quand le centre culturel du monde grec s’est déplacé d’Athènes et de la Grèce elle-même à l’Orient, et en l’occurrence à Alexandrie. Dans cette ville devenue le nouveau centre de la culture et du savoir, Callimaque vécut sous le règne des Ptolémées − il semble avoir connu les trois premières générations de cette dynastie des souverains macédoniens régnant en Égypte. Il est né sous Ptolémée Sôter ; la plus grande partie de sa carrière se fit sous le règne de Ptolémée II, dit Ptolémée Philadelphe parce qu’il avait épousé sa sœur Arsinoé ; il composa encore des vers sous le règne de leurs successeurs, Ptolémée III et son épouse Bérénice II.
Poète et érudit, Callimaque joua un rôle important dans la grande Bibliothèque d’Alexandrie et composa plusieurs œuvres poétiques. La plus connue s’intitule les Aitia, en français Origines : ce long poème en quatre livres a suscité une admiration, un engouement extraordinaire, mais aussi de vives critiques − et ce, certainement dès sa parution, si l’on en croit des échanges d’épigrammes avec des contemporains de Callimaque ou, tout simplement, l’ajout, dans la seconde édition du poème, d’un prologue, dans lequel le poète répond aux attaques de ses adversaires qu’il qualifie de « Telchines », des personnages malfaisants, forgerons et sorciers tout à la fois. L’identité de ces mystérieux « Telchines » a fait l’objet de beaucoup d’hypothèses successives, et le motif exact des reproches que ceux-ci auraient adressés au poème de Callimaque continue à faire couler beaucoup d’encre, même si on commence aujourd’hui à mieux cerner les enjeux de la polémique littéraire qui servit de cadre à ce texte.
Callimaque y défend ses choix poétiques, en recourant à de nombreuses images et métaphores qui marqueront fortement ses successeurs. Je n’en citerai que la plus fameuse, peut-être : le poète s’y met en scène, ses tablettes sur les genoux pour écrire un poème, quand Apollon, dieu de la poésie, lui apparaît pour lui dicter des préceptes littéraires : que sa Muse soit fine et délicate, plutôt que lourde et épaisse − ce qui convient plutôt aux victimes que l’on engraisse pour les sacrifices − et qu’il ne s’engage pas sur les voies que les autres ont déjà foulées mais sur des « chemins nouveaux », qui lui soient propres.
Callimaque à Rome
Ces « chemins de Callimaque » inspireront les poètes romains : en particulier, tous les grands auteurs de la fin du Ier s. av. J.-C. prétendent écrire dans les traces de Callimaque, et suivre ses pas. Properce le souligne, par exemple, quand, au tout début du livre III de ses Élégies, il commence par invoquer l’ombre de Callimaque ainsi que celle de Philétas pour leur demander de le laisser pénétrer dans la forêt de leur inspiration poétique, et s’inscrire comme leur successeur.
Callimachi Manes et Coi sacra Philitae,
in uestrum, quaeso, me sinite ire nemus.
Ombres de Callimaque et rites sacrés de Philétas de Cos,
Laissez-moi, je vous prie, pénétrer dans votre bois sacré
Properce, Elégies III, 1, 1-2.
Plus clairement encore, si c’est possible, il s’appelle lui-même « le Callimaque Romain », Romanus Callimachus, dans la première élégie du livre IV.
Mais si Properce est à cet égard le plus explicite, il n’est pas seul : on pourrait dire que tous les poètes augustéens, autant qu’ils sont, se considèrent comme des réincarnations romaines du poète alexandrin. Chacun se réclame à sa manière de l’héritage de Callimaque, et se positionne dans la tradition littéraire comme le nouveau, le véritable Callimaque romain. Tous ces auteurs créent, en quelque sorte, leur propre « chemin de Callimaque ». Dès lors, si l’on se place dans la peau d’un apprenti poète désireux de suivre le chemin de Callimaque à Rome, voici la situation dans laquelle on se pourrait se trouver…
« À Rome, tous les chemins mènent à Callimaque »
Tous les chemins mènent à Rome, peut-être, mais on peut aussi dire qu’à Rome, en quelque sorte, tous les chemins mènent à Callimaque − et ce, parce que chaque auteur, en traçant sa propre voie poétique, la place rétrospectivement sous la conduite de Callimaque, et ainsi réinvente, recrée, les traces du modèle derrière lequel il est censé cheminer.
En effet, ces poètes qui se réclament tous de l’héritage de Callimaque ne sont pas de simples imitateurs, de pâles copistes qui imiteraient servilement leur modèle et, en toute honnêteté rendraient compte de leur dette : cela n’aurait pas grand intérêt − et si c’était le cas, nous aurions cessé de lire de la littérature depuis longtemps. Au contraire, toute tradition poétique est faite de recréation des modèles anciens, de transformations, de trahisons fécondes pourrait-on dire.
À Rome, cela est particulièrement vrai par rapport à ce modèle de Callimaque, qui est tout sauf monolithique ou figé : on a autant d’images de Callimaque que de poètes qui revendiquent son héritage et se l’approprient et, tout en se l’appropriant, transforment cette image et la déforment. Telle est la vitalité de la création littéraire : on prétend s’inspirer d’une figure de modèle que l’on sanctifie, tout en la détournant pour l’adapter à un nouveau contexte, de nouvelles circonstances, tout simplement pour écrire une nouvelle œuvre − en un mélange de révérence apparente et de subversion qui fait tout le sel de cette poésie.
« Longtemps, les lecteurs modernes n’ont eu accès à Callimaque que par l’intermédiaire des poètes latins »
Le problème, cependant − car il y en a un, ou plutôt il y en a eu un − est que, pendant longtemps, les lecteurs modernes n’ont eu accès à Callimaque que par l’intermédiaire de ces poètes latins, qui citaient si abondamment leur modèle pour l’utiliser à leurs fins propres. C’est notamment vrai des Origines, le grand poème emblématique de la poésie de Callimaque. Aussi étonnant que cela paraisse, après avoir été si admiré (ou critiqué) dans l’Antiquité, après avoir été imité, cité, transposé de toutes les manières possibles, le poème a cessé d’être copié au Moyen-Âge, et donc ne nous a pas été transmis intact. Au début du vingtième siècle, on connaissait ce texte par le biais des images, des recréations qu’en ont faites les poètes romains, ce qui a entraîné, souvent, une vision assez fausse − voire des contre-sens − sur ce poète que l’on connaissait encore mal pour lui-même.
Les découvertes papyrologiques
C’est au cours du siècle dernier que les découvertes papyrologiques successives ont permis de découvrir ce texte petit à petit, et, parfois, de mesurer l’écart entre le poème de Callimaque et l’image qu’en ont donnée les poètes romains. Je vous en donne les grands jalons − j’évoquerai un peu plus tard la dernière découverte papyrologique qui est le papyrus de Lille en 1976.
La première date importante est 1910, année où l’on trouva et publia le premier papyrus substantiel, avec une partie de l’histoire d’Acontios et Cydippé, contée par Callimaque au livre III des Origines. L’épisode évoque la ruse du jeune homme, Acontios, à qui Éros conseilla d’envoyer à la belle Cydippé, dont il était tombé amoureux, une pomme sur laquelle il avait gravé « je jure par Artémis d’épouser Acontios ». Quand la jeune fille lut à haute voix les mots écrits sur la pomme, elle fut liée par ce serment et dut épouser Acontios pour échapper à la colère de la déesse (c’est une histoire dont vous pourrez lire une réécriture dans le livret d’accompagnement de l’exposition). Or, de ce poème callimachéen, on connaissait ce qu’Ovide en avait fait car il l’avait, lui aussi, réécrite dans ses Héroïdes, mais surtout il avait pris prétexte de cette histoire d’amour et de mariage pour présenter − de manière biaisée − Callimaque comme un auteur d’élégies érotiques, telles qu’il en écrivait lui-même.
Blanda pharetratos elegeia cantet Amores
et leuis arbitrio ludat amica suo.
Callimachi numeris non est dicendus Achilles ;
Cydippe non est oris, Homere, tui.
Que la caressante élégie chante les Amours au carquois
et qu’une amie légère y folâtre à son gré.
Achille ne doit pas être chanté sur le rythme de Callimaque ;
et Cydippe ne convient pas, Homère, à ta voix.
Ovide, Remèdes à l’Amour, 379-382
Quand on lit le texte de Callimaque, on mesure la distance qu’il y a entre le modèle grec et sa reprise romaine − qui n’est pas une copie, qui est tout autre chose et tant mieux… Mais l’on voit ici combien le poète romain a pu transformer rétrospectivement son modèle pour pouvoir prétendre s’en inspirer.
Une deuxième date important est 1927, année où on découvrit une partie du prologue des Aitia, ce texte tellement imité, cité, et en même temps profondément transformé à Rome. Le premier exemple que nous possédions en latin (car pour la poésie romaine aussi des textes sont perdus) est la sixième bucolique de Virgile, dans laquelle le poète emprunte clairement à Callimaque la scène de l’apparition d’Apollon ordonnant au poète de composer ses poèmes avec finesse. Or la subtile réorientation du modèle callimachéen dans la bucolique virgilienne a eu un impact considérable non seulement sur la construction de la figure de Callimaque dans la poésie romaine, mais aussi chez les critiques modernes : en effet, pendant longtemps, même si ce n’est heureusement plus le cas aujourd’hui, alors même qu’on avait retrouvé une bonne partie du texte de Callimaque, on a continué à le lire et à l’interpréter à la lumière des textes latins qui, dès lors, ont, pour ainsi dire, exercé sur leur modèle une influence à rebours, aussi grande, peut-être plus grande encore, que celle que ce dernier avait ‘réellement’ exercé sur ses successeurs romains.
« Il y a autant de Callimaque à Rome que de poètes romains eux-mêmes – et même plus »
Bref, si on accède à Callimaque à travers ce que disent de lui les poètes romains, directement, ou indirectement, on peut penser qu’il composa de la poésie bucolique, ou de la poésie d’amour − pour reprendre les deux exemples que nous venons de voir − ou encore qu’il n’a écrit que des poèmes très courts (c’est l’idée que peuvent en donner certaines pièces de Catulle ou d’Horace) ; tandis que tel auteur présente Callimaque comme le chantre de l’inspiration humble et modeste, tel autre, ou bien le même, le présente au contraire comme un poète savant et élitiste. Il y a autant de Callimaque à Rome que de poètes romains eux-mêmes − et même plus, car les poètes romains peuvent, d’une œuvre à l’autre, voire d’un poème à l’autre, construire de Callimaque des images variées, et même contradictoires.
J’en prendrai un exemple concret, avec la question de la poésie de cour et de l’éloge du prince, où l’on verra comment un même poète peut considérer comme callimachéens deux chemins qui partent dans des directions apparemment tout à fait opposées.
Une des reprises biaisées, des trahisons fécondes de Callimaque à Rome a fait de ce dernier le modèle du refus poli de composer un poème majestueux en l’honneur d’un personnage puissant, voire d’Octave/Auguste lui-même. Quand ils avaient besoin de décliner une invitation − qu’elle soit réelle ou fictive − d’un personnage important les enjoignant à écrire pour le prince, les poètes augustéens recourraient volontiers à un prétendu précédent callimachéen : selon eux, la finesse de leur talent et la modestie de leur inspiration les cantonnait à des sujets humbles, traités à la manière de Callimaque, et donc les empêchait de composer une grande œuvre qui puisse rendre hommage à Auguste. De cette opposition entre une posture de modestie, attribuée à l’influence de Callimaque, d’une part, et l’éloge des puissants, et éventuellement du premier d’entre eux, d’autre part, on pourrait citer bien des exemples − le premier étant la réécriture virgilienne du prologue des Aitia dans la sixième bucolique.
Mais je voudrais l’illustrer par l’élégie II, 1 de Properce.
Quod mihi si tantum, Maecenas, fata dedissent,
ut possem heroas ducere in arma manus
[…]
bellaque resque tui memorarem Caesaris, et tuCaesare sub magno cura secunda fores.
[…]
Sed neque Phlegraeos Iouis Enceladique tumultusintonet angusto pectore Callimachus,
Nec mea conueniunt duro praecordia uersu
Caesaris in Phrygios condere nomen auos.
Si seulement les destins, Mécène, m’avaient accordé de pouvoir conduire au combat les troupes de héros […], je rappellerais les guerres et les actions de ton cher César et tu serais, juste après le grand César, mon second souci. […]
Mais Callimaque à la poitrine étroite ne ferait pas tonner la lutte de Jupiter et d’Encélade dans la plaine de Phlégra et mes poumons ne conviennent pas pour chanter d’un vers énergique la gloire de César en remontant jusqu’à ses ancêtres phrygiens
Properce, Élégies II, 1, 17-42 (trad. S. Viarre)
« Properce crée une image de Callimaque qui lui permet de prétendre suivre ce modèle qu’il a en fait inventé »
Dans cette pièce qui ouvre le deuxième livre de ses Élégies, le poète s’adresse à Mécène, qui était un personnage important et un proche d’Auguste. Properce se justifie auprès de lui de ne pas chanter de poème à la gloire de « César », c’est-à-dire Auguste. S’il lui avait été possible de composer une épopée (« conduire aux combats les troupes de héros »), il aurait bien entendu chanté le prince ; mais il ne le peut pas parce que, comme Callimaque, il est d’une trop faible constitution − c’est une métaphore, bien sûr − pour célébrer Auguste dans ses vers. Properce crée une image de Callimaque, ici en poète tout frêle, tout fragile, qui lui permet de prétendre suivre ce modèle qu’il a en fait inventé : car en réalité, on ne trouve nulle part, chez le ‘vrai’ Callimaque cette image du poète chétif, impuissant à chanter un poème qui serait trop ambitieux. Properce a créé un avatar de Callimaque qui, par modestie, se prétend incapable d’écrire de la poésie au service des puissants.
On mesure le rôle qu’ont pu jouer de telles déclarations lorsqu’on n’avait pas accès au texte de Callimaque lui-même ou quand, même y ayant accès, on lisait moins le modèle que ses infidèles successeurs : il n’en fallait pas beaucoup plus pour qu’on aille penser que Callimaque n’avait jamais composé de poème célébrant ses souverains.
Bien au contraire, Callimaque était un poète de la cour des Ptolémées et il a écrit plusieurs poèmes louant les rois et les reines d’Alexandrie. Et les poètes romains en étaient tout à fait conscients, puisqu’ils reprennent, les uns comme les autres, à l’occasion, tel ou tel passage callimachéen faisant l’éloge de Bérénice ou de Ptolémée, pour louer Octave sur les traces de leur modèle.
Regardons alors ce qui se passe quand Properce, finalement, compose − comme l’avaient fait les autres poètes augustéens − une œuvre en l’honneur de la bataille d’Actium, remportée sur Marc Antoine et Cléopâtre, et qui fut, dans les faits, la victoire décisive d’Octave. Pour célébrer cette victoire, ce dernier fit ériger le temple d’Apollon sur le mont Palatin − et c’est ce temple que chante Properce dans l’élégie IV, 6, faisant, par là, l’éloge du vainqueur, entre temps devenu Auguste.
Sacra facit uates: sint ora fauentia sacris,
et cadat ante meos icta iuuenca focos.
serta Philiteis certet Romana corymbis,
et Cyrenaeas urna ministret aquas.
[…]
pura nouum uati laurea mollit iter.
Musa, Palatini referemus Apollinis aedem :
res est, Calliope, digna fauore tuo.
Caesaris in nomen ducuntur carmina : Caesar
dum canitur, quaeso, Iuppiter ipse uaces !
Le poète fait un sacrifice, que les voix soient favorables au sacrifice et que tombe la génisse frappée devant mon autel ! Que la guirlande romaine lutte avec les grappes de lierre de Philétas et que mon urne répande les eaux de Cyrène !
[…]
le pur laurier adoucit un nouveau chemin pour le poète. Muse, nous allons dire le temple d’Apollon Palatin. C’est une chose, Calliope, digne de ta faveur. Les chants sont tissés pour la gloire de César : tandis qu’on chante César, je te le demande Jupiter, sois toi-même disponible
Properce, Elégies IV, 6, 1-14 (trad. S. Viarre)
Vous avez ici le début du texte, qui imite nettement un poème de Callimaque, l’Hymne à Apollon, dans lequel le poète rendait expressément hommage au roi Ptolémée. Que Properce convoque ici le souvenir de Callimaque comme un modèle de poésie encomiastique, de poésie d’éloge pour les souverains, peut se voir grâce aux signaux allusifs dont il parsème son texte : par exemple, l’eau de Cyrène – l’eau étant la métaphore de l’inspiration poétique, et Cyrène la ville natale de Callimaque. Un peu plus loin, le « laurier » rappelle aussi l’hymne de Callimaque, tout comme le motif de la pureté – autre symbole callimachéen fort. Et tout cela − nous dit expressément Properce − trace un « nouveau chemin » (v. 10, nouum iter) pour le poète, un chemin qui le conduit à l’éloge du prince, un chemin qui est, tout autant que les précédents, un ‘chemin de Callimaque’, comme le signalent les allusions à ce dernier.
Properce semble même avoir poussé le paradoxe, si l’on peut dire, jusqu’à se citer lui-même, par la formule Caesaris in nomen (v. 13), « pour la gloire de César ». Par là, il fait écho à l’élégie II, 1, où figuraient déjà ces termes, même si la construction grammaticale y était légèrement différente : Caesaris (in) nomen (v. 42) : « la gloire de César », qui désignait, dans le premier poème, ce que Properce ne pouvait pas chanter puiqu’il était frêle et humble comme Callimaque, désigne, dans le second poème, ce qu’il s’apprête à chanter sur le modèle du même Callimaque !
Nous sommes donc bien devant un dilemme : quand il s’agit de louer le prince ou, au contraire, de ne pas le louer, que signifie suivre le « chemin de Callimaque » ? Parmi tous les « sentiers de Callimaque » qui parcourent le paysage littéraire romain, ces deux voies opposées, et pourtant toutes deux désignées comme callimachéennes, peuvent susciter notre perplexité. D’un côté, les poètes imitent Callimaque pour composer leurs éloges d’Octave ou Auguste, et ce dans un jeu complexe de modèle et de contre-modèle entre l’Égypte et Rome − dans la mesure où la bataille d’Actium, ainsi célébrée, fut aussi une victoire de Rome contre l’Égypte, en la personne de Cléopâtre, descendante des Ptolémées eux-mêmes. Alexandrie offre ainsi, à Rome, le modèle d’une poésie d’éloge qui célèbre, en même temps, la défaite égyptienne. De l’autre côté, pourtant, parce qu’ils retiennent aussi de Callimaque la prédilection pour des sujets humbles traités dans un style délicatement travaillé, les auteurs latins l’opposent volontiers à la poésie qui fait l’éloge des puissants et demanderait, pour cela, un style noble et majuestueux. Cheminer sur le modeste sentier de Callimaque sert alors d’excuse aux poètes romains pour ne pas chanter le prince.
Face à ces deux textes de Properce, comme à d’autres poèmes d’époque augustéenne, le lecteur peut s’interroger : Callimaque était-il, finalement, le délicat poète de l’inspiration humble, des sujets ténus et des thèmes modestes, ou au contraire, le chantre des souverains de la prestigieuse cour d’Alexandrie ? Les deux, naturellement − et c’est ce qui fait son génie particulier…
Le Papyrus de Lille
À la croisée des chemins, il vaut la peine de jeter nos regards sur le papyrus de Lille − la dernière (et non la moindre) des découvertes papyrologiques qui ont permis de connaître un peu mieux l’œuvre de Callimaque, et en l’occurrence le début du troisième livre des Origines.
Daniel Delattre a exposé le versant papyrologique de la découverte de ces quatre fragments portant le texte de Callimaque (et, entre les vers, des commentaires rédigés par un érudit alexandrin du troisième siècle − à peine moins ancien que Callimaque lui-même donc) − évoquant notamment le travail de Claude Meillier, professeur dans cette université de Lille qui a édité le papyrus en 19761. Je voudrais pour ma part donner un aperçu de son contenu et de l’importance qu’a eue sa découverte pour notre connaissance du poème de Callimaque et des chemins sinueux, voire tortueux, qu’ont tracés, en son nom, ses successeurs romains.
Bérénice
Sur ces fragments − récemment remontés par Daniel Delattre et Marie-Françoise de Rozières − on identifie deux sujets différents, dont on découvre qu’ils sont liés. Sur le premier (le PLille 82), on peut lire un éloge adressé à la reine Bérénice, dont les chevaux avaient gagné la course de char aux Jeux Néméens. Le poète annonce donc qu’il va chanter un chant de victoire pour la reine, et évoque la « parole d’or » qui a voyagé, de Grèce à Alexandrie, pour y apporter la nouvelle de la victoire royale. Le commentaire sur le papyrus a permis d’établir avec certitude ce qui n’était auparavant qu’une hypothèse : c’est bien de Bérénice qu’il est question ici.
On le voit parce que le commentateur prend soin de corriger la formule de Callimaque qui appelait la reine victorieuse « fille des dieux frères », c’est-à-dire fille de Ptolémée Philadelphe et de sa sœur/épouse Arsinoé − et donc, implicitement, elle-même sœur de son nouvel époux, Ptolémée III Evergète. Non seulement ce commentaire a permis d’identifier la reine Bérénice, mais il souligne aussi, indirectement, la manière dont Callimaque a pu contribuer à promouvoir la fiction familiale chère aux souverains ptolémaïques − celle du mariage entre frères et sœurs qui assurait la continuité dynastique et asseyait leur pouvoir, en lien avec la culture égyptienne.
ὁ Μόλορκοc λέγει
Les autres fragments du papyrus nous font changer d’univers : on y découvre les lamentations d’un vieil homme qui déplore les ravages qu’a causés un lion sur sa vie domestique − dans les deux fragments centraux (PLille 76d et PLille 79), on lit que par crainte de ce lion, il n’ose plus sortir de chez lui pour tailler ses arbres, ni faire paître ses chèvres qui bêlent et sautent en tous sens enfermées dans leur étable. En outre, comme il n’a pu aller couper du bois, il n’a pas non plus de quoi faire un feu. Là encore, le commentaire sur le papyrus a été extrêmement précieux pour reconstituer une partie du poème de Callimaque. En haut de la troisième colonne, sur la deuxième ligne de l’illustration, on lit les mots ὁ Μόλορκοc λέγει (« Molorc(h)os dit »).
Grâce à ce fragment de paraphrase qui devait servir à commenter les propos du vieux paysan, on a pu identifier le vieillard. On savait en effet, par des sources postérieures, que Callimaque avait conté dans les Aitia l’histoire d’un certain Molorchos, qui avait hébergé Héraclès chez lui alors que ce dernier s’apprêtait à tuer le lion de Némée. Grâce au commentaire, donc, il est apparu que les plaintes du pauvre paysan, qui n’a plus de bois pour faire du feu − et ne peut donc cuire un repas convenable pour son hôte − sont celles de Molorchos, dont on devine qu’il est fort ennuyé de ne pas pouvoir recevoir le héros comme il faudrait. Enfin, dans le dernier fragment, il est question d’une alternative : tuer un monstre, ou mourir sous sa dent. On suppose, en toute logique, que ce sont les paroles qu’Hercule échange avec Molorchos juste avant de partir combattre le lion.
En outre, grâce à ce papyrus, on a pu encore rattacher à l’épisode de Molorchos un autre passage de Callimaque que connaissions par ailleurs : l’histoire du piège à souris. On y voit un vieil homme, dont la maison est envahie par des rats, construire un piège à souris pour décimer ces fléaux domestiques. Peu après la découverte du papyrus de Lille, on a proposé de rattacher ce passage à l’histoire de Molorchos. On devine alors qu’au lieu de raconter le combat épique d’Héraclès contre le lion monstrueux, comme le lecteur pouvait s’y attendre, Callimaque a préféré raconter le combat, plus modeste et plus trivial, d’un pauvre paysan contre une invasion de souris.
Or le papyrus de Lille n’a pas seulement permis de connaître mieux, d’une part, l’éloge de la reine Bérénice qui occupe le premier fragment, et d’autre part, l’histoire du pauvre Molorchos − il a aussi permis d’établir que ces deux histoires étaient liées, imbriquées l’une dans l’autre : le chant de victoire pour Bérénice contenait l’épisode d’Héraclès chez Molorchos, puisque la lutte du héros sur le lion de Némée était présentée comme l’origine des Jeux Néméens où les chevaux de la reine avait remporté la victoire − sauf que, par un jeu de décalage amusant, comme je viens de le rappeler, ce n’était pas ce combat grandiloquent qui était finalement raconté, mais celui du paysan Molorchos contre ses souris…
Lucos Molorchi
« Callimaque peut louer les grands en chantant des objets humbles et décalés, voire humoristiques »
Reconsidérons alors nos sentiers romains de Callimaque qui semblaient partir dans des directions opposées − en l’occurrence, d’un côté, le choix d’une poésie humble, d’une inspiration qui se prétend modeste, de l’autre la poésie qui chante les exploits des puissants, et notamment du prince. Finalement ces chemins sont-ils véritablement antagonistes ? Avec cette séquence offerte par le papyrus de Lille, on voit bien qu’ils ne le sont pas tant que cela… Callimaque peut louer les grands en chantant des objets humbles et décalés, voire humoristiques ; le combat dérisoire d’un pauvre paysan contre une armée de souris ou sa désolation de ne pouvoir nourrir son hôte d’un repas chaud car il n’a pas de bois pour allumer du feu sont au cœur de l’éloge de la reine de la magnificente Égypte. C’est d’ailleurs ce qui fait l’ingéniosité et la beauté complexe de sa poésie unique, qui est à mille lieux de se réduire à une poésie courtisane ou à des historiettes sans envergure. Les poètes romains connaissaient très bien cette subtilité, ce délicat mélange des tons qui permettait au poète alexandrin de célébrer les souverains ptolémaïques sans trahir la finesse de sa Muse délicate et ils ne se sont pas privés de l’imiter en cela quand il leur a fallu, ou qu’ils ont choisi, eux aussi, de chanter le prince.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Virgile, quand il fait l’éloge d’Octave au début du livre III des Géorgiques, utilise, pour évoquer son modèle, l’image des « bois de Molorchos » (lucos Molorchi).
C’est aussi grâce à ce papyrus que l’on a pu entrevoir la portée et le sens d’une telle allusion. Avant 1976, on savait, par un commentateur ancien de Virgile, que la périphrase permettait peut-être d’évoquer la figure de Callimaque (puisque ce dernier avait parlé d’un certain Molorchos dans son poème) mais, faute de contexte, on ne voyait pas vraiment le rapport. Après la découverte du papyrus et la reconstruction de la séquence de la « Victoire de Bérénice », qui comprend en son cœur l’histoire d’Héraclès chez Molorchos, on comprend le sens de l’allusion virgilienne. En citant ce passage, le poète romain rappelle aussi la victoire de la reine à la course de chars, qui entre en résonnance avec la course de quadriges évoquée par Virgile ; et, plus largement, c’est l’éloge de Bérénice par Callimaque qui se fait entendre derrière l’éloge promis à Octave. Plus encore, quand Callimaque thématisait, dans le texte même, le transfert poétique et culturel dont il se faisait le témoin, de la Grèce classique à l’Égypte hellénistique − à l’instar de la « parole d’or » voyageant d’Argos à Alexandrie pour annoncer la victoire de la reine −, Virgile adapte cette image, en évoquant l’itinéraire poétique de la Grèce à l’Italie, des « bois de Molorchos » au temple construit pour Octave, c’est-à-dire de la poésie de Callimaque à celle de Virgile célébrant (en l’occurrence, encore) la victoire romaine sur l’Égypte.
Les chemins de Callimaque à Rome sont retors, ils sont, il faut l’avouer, un peu vertigineux parfois, mais ils sont fascinants pour cette raison. C’est pourquoi, Séverine Clément-Tarantino, Jean-Christophe Jolivet et moi-même souhaitions, à travers l’exposition du papyrus de Lille, vous inviter à cheminer dans ces « bois sacrés » où Properce priait Philétas et Callimaque de le laisser pénétrer, dans ces « bois de Molorchos », en compagnie des poètes hellénistiques et de leurs successeurs.
On peut également retrouver cette conférence inaugurale en vidéo :
- Voir sur Insula : Christophe Hugot, « Les papyrus littéraires de Lille : entretien avec Daniel Delattre », Insula [En ligne], mis en ligne le 5 mai 2014. URL : <https://insula.univ-lille3.fr/2014/05/les-papyrus-litteraires-de-lille/>. [↩]
Lire aussi sur Insula :
Florence Klein, « Promenade sur les « sentiers de Callimaque » en territoire romain », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 17 juin 2014. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2014/06/17/promenade-sur-les-sentiers-de-callimaque-en-territoire-romain/>. Consulté le 21 November 2024.